Petites Nouvelles de Sideulà

Petites nouvelles, petits contes ou historiettes qui me viennent au fil du temps et que je retiens et rédige parfois. Sans aucune prétention, bien sûr ; mais il est bien difficile de résister à la feuille blanche quand tout semble déjà en place dans la tête...

Name:
Location: Région parisienne

Sunday, October 22, 2006

L’homme qui attend

Fézamsucq pouvait être classée dans les petites villes semi-touristiques. Elle n’avait bien sûr, aucune notoriété comme la Côte d’Azur ou même le Touquet, mais tous ceux qui y étaient passés l’avaient trouvé charmante et le répétaient ravis autour d’eux. Ainsi, en général, le nombre d’habitants y doublait l’été par l’arrivée de familles ou de couples dont une partie y prenait souvent ses habitudes, d’une année sur l’autre.

Ce mois d’août, Pierre et sa femme y venaient pour la troisième fois, car la simplicité accueillante et l’atmosphère bon enfant du lieu les avait séduits.
Le samedi, jour du marché, était ainsi presque une fête familiale, les conversations s’engageant le plus naturellement du monde au milieu des étals colorés et des allers et venues des gens du crû et des visiteurs, comparant les produits offerts.

Ce jour là, les légumes avaient leur aspect appétissant du milieu de l’été et les choix étaient faciles. Le couple faisait tranquillement ses emplettes qui touchaient à leur fin et que Pierre portait seul, pour l’instant, au fond d’un grand couffin.

C’est alors que comme les fois précédentes, pour terminer plus vite les dernières courses, le couple se divisa pour deux missions distinctes. Ou plus exactement, sa femme qui avait le caractère impulsif et emporté des gens du sud, lui demanda d’aller acheter des condiments chez le marchand à l’entrée du marché, tandis qu’elle irait, elle, chercher…
Elle donna ces informations tout en se mettant en marche dans la direction qu’elle évoquait, ce qui ne facilita pas la compréhension de la fin du message pour Pierre et le contraria, car il avait horreur de ne recevoir qu’une partie de la déclaration de manière intelligible. Mais, comme elle était coutumière du fait, il ne se formalisa pas davantage et se dirigea vers le marchand d’épices et de condiments.

Il eut tôt fait de s’acquitter de son achat, mais ne sachant où aller pour retrouver sa belle, il décida que le plus sage était de l’attendre sans bouger. En ne le voyant pas arriver, elle finirait par le rejoindre après avoir fait la course qu’elle avait annoncée.

Il resta donc sur place un certain temps, le panier au bout du bras droit, à regarder la foule qui se déplaçait en parlant ou en riant, il souriait parfois à écouter des bribes ou des réflexions de ceux qui passaient à sa portée ; bref, il tuait le temps comme il le pouvait, ne comprenant pas ce qui pouvait retarder son épouse.
D’ailleurs le temps commençait à lui sembler long et le panier à se faire lourd ; c’est pourquoi il choisit de s’appuyer contre le mur, une jambe repliée y prenant appui et le regard tourné dans la seule direction d’où elle pouvait arriver.
Le lieu était situé à quelques mètres, entre l’étal du marchand d’épices et celui de la fromagère et il lui semblait que si la chose se prolongeait encore, il était ainsi bien placé pour la voir venir, tout en supportant mieux une longue position d’attente.

Il faisait corps avec le mur et cela lui convenait bien, soulageant ses membres noués et son dos raidi. Immobile, Pierre recommença à regarder les gens et leur comportement, leurs mimiques et leurs expressions selon la région dont ils étaient issus. Mais le temps passait, passait et il était là, encore à attendre.

Chez la fromagère à sa gauche, à un moment, une belle femme aux formes généreuses attendit son tour et il voulut tourner la tête pour mieux la détailler. Il réalisa alors que son cou bougeait difficilement. Il fit donc comme ceux qui ont un torticolis et se contenta de tourner seulement les yeux dans sa direction. Mais bientôt l’activité autour de lui ne l’amusa plus vraiment et il se contenta de fixer le mur d’en face, dans la direction espérée.

Il ne sentait plus son bras, malgré ou à cause du poids des légumes qu’il contenait et il ne s’en inquiéta pas, sachant qu’il aurait sans doute des fourmillements quand sa femme reviendrait et qu’ils se remettraient en marche. Mais elle n’était toujours pas là et tout lui était de plus en plus indifférent.
Il évitait même de penser, pour moins subir l’écoulement du temps et seule une faible lueur au fond de prunelles immobiles attestait qu’il était encore éveillé.

Autour de lui les gens vaquaient et il se sentait de plus en plus étranger à leur agitation, absent de leurs préoccupations, invisible à leur vue comme si son attention après s’être rétrécie de plus en plus, était devenue un point minuscule et que son corps avait suivi le mouvement.

Les grains impalpables et innombrables du temps, qu’il ne cherchait même plus à compter, le recouvraient lentement tandis que le marché touchait à sa fin ; que le mouvement se raréfiait pour enfin s’arrêter, ramenant avec lui le silence d’un marché vide de petite ville de province.

Le soir venu, des pigeons de la place, posés sur le rebord du couffin, avaient picoré les feuilles de salade qui dépassaient sur le dessus et un chien avait même levé la patte contre la jambe de Pierre sans avoir suscité de réaction.

L’année suivante le petit train qui promène dans Fézamsucq les touristes, à heures régulières, avait ajouté une attraction supplémentaire à son tour de ville et le commentaire pré-enregistré disait ceci, avec son accent chaleureux du sud : « Sur la droite vous pouvez admirer «L’homme qui attend », l’œuvre mystérieuse qui fait pendant à la « Femme qui attend » que nous avons vue précédemment à l’entrée du marché. On pense qu’il s’agit du même artiste anonyme. Comme l’autre statue, elle fut découverte sur la place un matin de l’an dernier. On pense que le sculpteur, qui passait sans doute ici ses vacances, a voulu les offrir à la ville sans se faire connaître. Vous pouvez, là aussi, admirer le réalisme du rendu dans la posture et la finition des détails ».
Les gens s’étonnaient, étaient émus, prenaient des photos et parfois intrigués cherchaient à suivre le regard de pierre…

Gaillac, 9 août 2005

0 Comments:

Post a Comment

<< Home