Petites Nouvelles de Sideulà

Petites nouvelles, petits contes ou historiettes qui me viennent au fil du temps et que je retiens et rédige parfois. Sans aucune prétention, bien sûr ; mais il est bien difficile de résister à la feuille blanche quand tout semble déjà en place dans la tête...

Name:
Location: Région parisienne

Friday, April 02, 2010

Sombres pensées


Il l’appelait « sa salle de trading ». Effectivement, on aurait pu y croire. Sur les trois terminaux, des courbes colorées fluctuaient en permanence sur toute la largeur de l’écran, tandis que le cours instantané s’affichait en grand, à droite de chaque courbe. Chaque franchissement de seuil ou  chaque tendance identifiée, à la hausse ou à la baisse, déclenchait une sonnerie, une cloche ou un sifflement selon la valeur suivie, avec une intensité variable selon la force du franchissement. Mais il ne s’agissait pas d’actions, de matières premières ou du cours des monnaies, non, c’était simplement les paramètres de la vie qui  s’inscrivaient sur l’écran. La courbe verte indiquait le rythme cardiaque ; la bleue, le taux d’oxygène fourni, tandis que la jaune annonçait le nombre de respirations à la minute. Les chiffres rouges en dessous, correspondaient à la dernière prise de tension artérielle. Chaque terminal surplombait le lit d’un patient, un mètre en dessous ; et entre les deux, une nuée de tuyaux, câbles, cathéters, perfusions et autres formes d’alimentations occupaient l’espace disponible. Au mur, à profusion, des prises, manomètres et autres indicateurs. Il y avait là assez d’intelligence et de puissance pour envoyer un homme sur la lune et le ramener. Pourtant, rien ne bougeait et seul le tressautement plus ou moins régulier des tuyaux cannelés amenant l’oxygène et leur brusque bruit d’expiration emplissaient le silence.
Au mur, derrière chaque lit, en guise de fleurs, un cylindre  d’aluminium satiné d’où émergeait un bel ensemble de tiges courbes terminées par un embout vert : des tubes de raccordements à la disposition du personnel soignant. Et sur le mur d’en face, tout un tas de tiroirs basculants transparents remplis d’instruments à usage unique, également sous leur emballage cellophane : seringues de tous calibres, toute la panoplie des tubes et raccords, des électrodes et gazes, ainsi que des gants en vynil fin, jetables. Egalement bien visible sur ce même mur : une dérisoire horloge ronde qui marquait également l’avancée de chaque seconde. Une douleur de plus pour les présents inconscients et leurs visiteurs.

Pour des soins, le suivi ou une vérification, le personnel y venait fréquemment. Infirmières, aides-soignantes, nettoyeuses et docteurs, chacun reconnaissable à la couleur de sa blouse, au stéthoscope dépassant d’une poche, au dossier à la main ou au type de charriot poussé. Beaucoup d’attentions, de soins, de notes prises et de documents tenus à jour pour des personnes qui n’avaient plus qu’un petit reste de souffle de vie.
En arrivant ce matin, au rez-de-chaussée près de la cafétéria, il avait croisé un clown maquillé et costumé, un grand bouquet de ballons multicolores à la main. Une lueur mauvaise l’avait traversé car il savait que le clown se rendait dans l’aile des petits cancéreux. On avait découvert que le rire augmentait les défenses immunitaires et on avait même crée ici la première école de clowns d’hôpitaux. Il n’est pas interdit de rire jusqu’à son dernier souffle, surtout pour des enfants et les gens de ce pays se défendaient du mieux qu’ils pouvaient : épicuriens, ils aimaient les fêtes, la culture, l’art et la science. Rien de ce qui plaisait au « Seigneur Vador », comme un interne dans un autre hôpital quelque part en France l’avait appelé. Pour l’instant, il aimait bien ce titre de seigneur. Il et ne se souvenait plus de tous les noms que les époques, les ethnies et les individus lui avaient attribués. Lui qui changeait d’aspect à chaque intervention, se présentant à chacun sous la forme qu’il avait attendu toute sa vie, appréciait aussi les accoutrements. Dire qu’il était condamné à ne voir qu’un très léger reflet sombre, chaque fois qu’il passait devant un miroir. Une punition suprême pour un narcissique misanthrope.

Lui, n’aimait pas venir ici et ne le faisait qu’à contrecœur. D’ailleurs, son sourire las et figé montrait qu’il ne passait là que parce que les obligations de son contrat le stipulaient. Pas même un regard pour les petites caricatures colorées accrochées à chaque porte et montrant une bouteille d’antiseptique foudroyant trois boules grimaçantes de son jet, complétées d’une légende : « Les microbes s’arrêtent ici. Désinfectez vos mains ! ». Le message sentait bon les années 1950 à 70. Les microbes ! Il y avait longtemps que les hommes les avaient remplacés par des dangers moins réels mais plus visibles : la pollution, le stress ou même le réchauffement climatique. Ces salles d’observation réservées aux vieillards au bout du rouleau, ne présentaient aucun intérêt et ne lui rapportaient que très peu de points à ce jeu qu’il s’était inventé. Il faut bien meubler la durée de l’éternité.

C’était comme ces pays pauvres où la malnutrition et les dictatures lui facilitaient par trop le travail. Ca ne rapportait rien, non plus. Beaucoup trop de travail pour que le jeu en vaille la peine. De plus les dictateurs se chargeaient de tout. Il aimait bien les dictateurs et leur mépris du peuple, leur luxe démesuré et obscène au milieu de la misère noire. Efficaces, les dictateurs. Avec eux, on pouvait être tranquille : il y avait toujours des opposants et donc, toujours des purges. Les terroristes et les bombes humaines aussi étaient une belle invention. Une brillante idée qu’il avait eue là, même s’il avait fallu lui donner un petit coup de pouce au départ. Maintenant, ça se multipliait aux quatre coins, chaque capitale avait les siens et le travail avançait seul. D’ailleurs, dans un hôpital comme celui-ci, mais un peu plus au sud, une femme s’était fait exploser il y a quelques mois. Elle connaissait bien les lieux car la même équipe lui avait sauvé la vie un an auparavant. Quand elle est revenue, elle a été accueillie amicalement et, à ce moment précis, a actionné sa bombe laissant des morts et une grosse interrogation.

Il n’aimait pas ce travail. On ne choisit pas toujours, c’est vrai, mais à cause de ce fichu contrat, pas question de liquider tout le trimestre en quelques jours et s’absorber à d’autres tâches ensuite. Il aimait l’exceptionnel et le grandiose, ainsi que les mises en scène subtiles, mais n’y avait droit que parcimonieusement. Aussi, quand il se décidait à venir ici pour tenir ses quotas, du bout du bistouri, si j’ose dire, il essayait d’y mettre un peu d’imprévu et d’humour pour ne pas mourir d’ennui. Déclencher les sonneries des moniteurs à un bout du couloir et rompre les petits fils ténus de la vie à l’autre bout et de nouveau n’importe où. Juste pour voir les infirmières et tous les soignants courir d’un bout à l’autre des couloirs. On parlait ensuite de loi des séries ou d’épidémies. Et puis, quoi encore ? Mais, même cela ne l’amusait plus. Alors, il prenait son temps, insensible aux patients, à leurs douleurs et aux familles. Au désespoir qui imprégnait les murs et l’air des bâtiments. Au mal être des soignants impuissants à guérir ou abréger les cas les plus difficiles.
Dans ses salles de trading, il se faisait attendre, se faisait attendre, se faisait attendre.

Sunday, February 04, 2007

Un homme averti en vaut deux

Plus encore qu’à beaucoup de gens, le sens de l’orientation manquait totalement à Frédéric. Son métier l’obligeait à se déplacer souvent, ce qui et l’amenait à pester régulièrement sur le temps passé à retrouver son chemin. Aussi, dès que des outils apparurent sur le marché, il acheta un GPS et profita de son statut d’artisan pour l’inclure dans ses frais généraux, afin de réduire son imposition.

Le soir même, il se lança à la découverte de l’engin, explora le mode d’emploi et ajusta les différents paramètres : éclairage, niveau sonore et choix de la voix qui devait le guider. L’appareil en présentait quatre par langue : deux voix masculines et deux féminines, chacune repérée par un prénom représentatif du pays. Après essais, il écarta les voix de Pierre, Michel et Marie pour porter son choix sur Hélène dont le timbre et la diction lui plurent davantage.

Il étrenna son nouveau GPS le lendemain, à l’occasion d’un rendez-vous relativement loin. Il avait aussi préparé un plan comme d’habitude mais cette fois là, n’eut pas à s’en servir. Il s’émerveilla de la facilité à arriver à l’adresse juste en suivant les conseils d’Hélène, conseils qu’elle annonçait quelques centaines de mètres à l’avance pour lui donner le temps d’anticiper les manœuvres. A la fin de la journée, il avait gagné du temps en évitant des recherches maintenant inutiles et maîtrisait parfaitement l’interaction avec ce nouveau compagnon.

Au fur et à mesure de ses déplacements, il appréciait le service rendu et la voix d’Hélène. Elle lui était devenue familière et sa présence meublait le silence qu’il s’était toujours imposé au volant, pour mieux se concentrer sur la route à trouver.

Parfois, lorsqu’un camion le gênait et qu’il ratait une sortie ou bien qu’une route était bouchée par des travaux imprévus et qu’il devait continuer sa route au lieu de tourner, elle annonçait soudainement : «Faites demi-tour immédiatement !». Il se sentait alors troublé et comme un enfant surpris les doigts dans le pot de confiture.
Puis Hélène reprenait ensuite sa voix habituelle, chaleureuse et calme pour le guider, dès le rond-point suivant atteint.

Avec le temps, il découvrait des nuances dans ses intonations, presque des attentions personnelles et en lui, un sentiment de proximité grandissait pour cette bienveillante présence virtuelle.
Elle finit par lui devenir indispensable et pas seulement pour le guider au quotidien. Ses mots lui manquaient quand il ne les entendait pas, si bien que petit à petit et sans vraiment en prendre conscience, il laissa le GPS branché même sur les trajets les plus courants. Il en était arrivé à rouler plus que nécessaire, se trouvant des excuses pour des promenades en voiture le dimanche, des détours, des fractionnements de déplacements et toutes ces petites astuces qui servent à masquer la vérité.

Mais la vérité le rattrapa le jour où brutalement, le GPS se tut totalement, refusant même de s’allumer ou d’annoncer par un petit point lumineux vert qu’il vivait encore.
Au serrement de cœur qui lui coupa le souffle sur l’instant, il admit que GPS était devenu pour lui synonyme de «Grande Passion Sonore».

Il retourna dans la boutique de son premier achat pour le réparer ou reprendre le même modèle. Il n’était plus sous garantie et ne se fabriquait plus, la mode et la concurrence obligeant les constructeurs à renouveler fréquemment leurs productions. Il essaya le nouveau modèle mais ce n’était plus les mêmes prénoms : Françoise avait remplacé Marie et Fabienne, Hélène ; mais surtout, il ne reconnut aucune des voix.
Il sortit du magasin, déprimé et les épaules basses, sans même entendre les arguments du vendeur qui vantait les fonctionnalités nouvelles rajoutées sur ce qu’il osa même appeler : «le vieux modèle».

En rentrant, il s’arrêta à la boulangerie, il fallait bien se nourrir… La vendeuse qui le connaissait lui demanda en le servant s’il prendrait bientôt des vacances, car : «Vous paraissez fatigué et le travail c’est pas tout dans la vie ! Tiens, regardez mon cousin Bertrand, celui qui avait le garage… ». Il n’écoutait déjà plus, renfermé sur un secret que personne n’aurait pu comprendre ; mais de tout le fatras de mots, seul «Vacances» lui resta en mémoire.

Après tout, pourquoi pas ? Il avait prévu de s’arrêter quelques jours mais sans avoir fixé de destination précise.
Il se décida pour l’Irlande, pour le petit village où était située l’usine de GPS. Il n’avait pas de plan précis, mais ce serait un peu comme partir à l’aventure, certainement dépaysant dans un pays dont il ne parlait pas la langue ; et peut-être même pourraient-il le réparer?

Lorsqu’il se présenta, tout juste descendu du taxi à l’accueil de l’usine, il se sentit tout d’un coup ridicule et les enchaînements qu’il avait pu imaginer lui parurent dérisoires.
Il bafouilla quelques mots anglais, restes très limités d’une scolarité de collège et l’hôtesse qui ne parlait pas Français, lui fit comprendre qu’il devait patienter quelques minutes. Elle prit son téléphone et se mit à parler vite pendant qu’il se sentait perdu. Un mot retint son attention qu’elle répéta à deux reprises : «Helen». Son coeur s’arrêta de battre jusqu’à ce qu’une jeune femme souriante arriva et lui demanda, en français cette fois, comment elle pouvait l’aider. Ses espoirs s’évanouirent : dès le premier mot prononcé, il avait compris que ce n’était pas la voix qu’il espérait.

Il expliqua qu’il avait profité de vacances dans la région pour venir faire réparer son GPS, car il s’y était habitué. Elle était ravie de parler français et prit probablement plus de temps pour l’aider que ne le justifiait la valeur du produit ou de la réparation.

Non, il n’était pas possible de le réparer, mais il avait beaucoup de chance : il leur restait deux exemplaires de ce modèle et elle pouvait assurer encore un échange standard, à un prix forfaitaire. Elle expliqua même, que deux jours plus tard, ce n’aurait plus été possible, car ces vieux modèles étaient destinés à la poubelle, afin de pouvoir les sortir fiscalement des stocks…

Il s’empressa d’accepter et s’enhardit à dire : «Quand j’ai entendu l’hôtesse à la réception appeler Helen, je croyais que c’était celle de la voix du GPS». Elle rit franchement, ignorante de son trouble, et lui expliqua : «Au début, comme la société démarrait et cherchait à faire des économies et à motiver son personnel, elle a utilisé les voix des salariés étrangers pour les différentes langues. En fait, c’est Christiane, l’autre française de la compagnie, qui a été choisie pour son timbre, mais elle est partie à la retraite, il y a trois mois. Mon prénom a seulement été utilisé comme…lot de consolation».

A la retraite ? Soit, le double de son âge à lui, ou presque !
Il faillit s’étrangler : «A la retraite, mais sa voix… ?». Elle répondit, amusée, que Christiane avait fait de la comédie dans sa jeunesse, qu’elle avait gardé une voix très jeune et «Que tous les hommes se faisaient avoir quand elle était au téléphone». Elle ajouta même : «D’ailleurs maintenant, on n’utilise plus que des voix de synthèse, tout se fait sur ordinateur dans des studios à Dublin».
Il était au supplice et indécis sur ce qu’il convenait de faire.Heureusement, un technicien arriva, apportant un GPS qui fonctionnait et qu’il testa devant lui avant de le guider vers un bureau pour régler l’échange.

Confus, il remercia Hélène pour son aide et la pria d’appeler un taxi pour le reconduire. Elle le raccompagna sur le perron, tout en lui faisant part du plaisir qu’elle avait eu à rencontrer un compatriote et à reparler sa langue maternelle.

A l’hôtel, il s’inscrivit pour une randonnée avec pêche au saumon, se fit des amis de vacances, de ceux qui vous paraissent si proches et que vous oubliez, une fois le train-train quotidien repris.

A la fin de la semaine, au moment de quitter l’hôtel, il «oublia» avec un petit pincement au cœur, le GPS neuf dans la corbeille à papier de sa chambre. Une fois rentré, il rachèterait un nouveau modèle, de ceux avec une voix synthétique. Un homme averti en vaut deux.


Villabona, 4 février 2007

Saturday, January 20, 2007

Les chevreuils

Les automobilistes, du moins un certain nombre d’entre ceux qui passent en bordure de la forêt de Caroussac, ont remarqué un couple de chevreuils traverser la route devant eux et disparaître soudainement. La chose peut paraître normale, ces animaux étant très prompts à se glisser dans les sous-bois ; mais les vieux habitants du village savent toutefois qu’il n’en est rien. Et si vous preniez le temps de les amadouer, ils vous expliqueraient qu’il s’agit du chevalier Jérémy et de celle qui lui rendit son amour : la jolie Fiorella.
Peut-être même iraient-ils jusqu’à vous raconter toute l’histoire et pourquoi on peut les voir, les jours de soleil, afficher leur bonheur …

Jéremy était le fils d’un vieux chevalier qui avait obtenu ses terres par la bravoure sur les champs de bataille et la fidélité au roi qu’il servait. Il avait élevé son fils dans les règles de l’honneur, du courage et de la chevalerie, tandis que par sa mère, Jérémy avait reçu une sagesse et une finesse d’esprit qui rendaient ses coups d’épée d’autant plus redoutables.
Leur proche voisin, le seigneur de Caroussac, était un homme grossier et sans manières, au caractère exécrable et querelleur. Malgré son caractère perfide et belliqueux, le père de Jérémy s’était décidé à accepter sa demande : il souhaitait marier sa fille Sophiella à Jéremy.

Grâce à cette union, c’était pour le seigneur de Caroussac un moyen facile d’agrandir ses terres de manière contiguë et pour le père de Jérémy, cela signifiait avoir la paix pour ses propres paysans et même pour l’ensemble de la région. Il se faisait vieux et devait penser à assurer l’avenir de Jérémy, tout comme celui des gens dont il avait la charge et la responsabilité. Son épouse, qui gérait avec lui les terres partageait ce souhait et croyait aussi à une entente possible entre les deux propriétés.

Si on parlait souvent des qualités réelles de cœur et d’esprit de Sophiella, si on vantait son savoir musical et sa douce voix, on évitait d’évoquer son physique car la nature avait été ingrate à son égard et certains de ses traits rappelaient même ceux de son père, selon de rares échos sur le sujet. En effet, la crainte inspirée par le seigneur son père faisait trembler tous ceux qui auraient pu avoir la langue trop pendue. Jérémy savait tout cela, mais il souhaitait respecter les engagements de ses parents et de toutes façons, les enfants n’avaient pas leur mot à dire dans ce genre d’arrangements.

Toutes les conditions ou presque étant réunies, on fixa donc la date des noces à trois mois de là et l’on commença à tout préparer.
Dans la semaine qui suivit, Jérémy accompagna son père chez le tailleur pour la confection de leurs vêtements de fête.
Les étoffes aux couleurs chaudes que les deux hommes choisirent s’harmonisaient parfaitement aux fers des accessoires de chevalerie, aux blasons des écus, au plumage des heaumes et des bannières.
Pour parfaire l’ensemble, le tailleur demanda à sa fille d’apporter divers rubans, boutons et passementeries.
Elle était belle comme le jour et ses grands yeux rendirent muet Jérémy qui tomba sous leur charme, à l’instant même où elle parut.
Elle rougit en leur présence et ne dit mot, comme il sied à une modeste fille de tailleur, mais Jérémy repensait à ses yeux qui ne le quittaient plus et détruisaient sa résolution d’accepter un mariage arrangé.
Il se jura qu’elle serait sa femme mais ne savait comment faire pour annuler l’engagement pris pour lui avec le seigneur de Caroussac.

Il la revit lors de l’essayage suivant et cela ne fit qu’empirer son tourment : les rares instants de bonheur où elle apparaissait pour aider le tailleur le confirmèrent dans son doux sentiment tandis que son mariage prochain l’accablait davantage encore.
Il découvrit qu’elle portait le nom de Fiorella, tout simplement lorsque son tailleur de père l’appela, mais pour Jérémy ce fut une grande joie, comme s’il avait obtenu une première victoire dans une conquête commencée les armes à la main.



Il avait beau étudier le problème dans tous les sens, il ne trouvait pas de solution qui convienne à toutes les parties et éviterait une guerre entre le seigneur de Caroussac et sa propre famille.
Il envisagea d’enlever Fiorella et de disparaître, de tuer le seigneur de Carroussac, de trouver un autre prétendant pour Sophiella, mais pour avoir une chance, il aurait fallu qu’il soit plus noble qu’il ne l’était et quel prince accepterait au pied levé un tel arragement ?
Il pensa même s’enfuir mais ce n’aurait fait qu’ajouter le déshonneur à la peine de ses parents. Il finit par s’endormir brisé.

A son grand désespoir, le troisième et dernier essayage arriva…
Par chance, il réussit à voir Fiorella seule pendant un bref instant, pendant que le tailleur était dans la pièce voisine pour refaire un pli. Il en profita pour lui déclarer son amour et qu’il rêvait de vivre avec elle. Il ajouta même qu’il finirait par mourir s’il en était autrement.

Fiorella, qui l’avait remarqué lors de sa première visite lui répondit qu’elle aussi l’avait aimé au premier regard mais qu’hélas, sa modeste condition lui interdisait tout espoir ou toute initiative.
De plus, les circonstances qui avaient présidé à leur rencontre éliminaient toute illusion, le mariage étant dans deux mois maintenant.
Il eut juste le temps de lui faire promettre de se garder pour lui encore deux mois, car le pauvre fou espérait un miracle. Et déjà le tailleur revenait…

Jérémy s’en retourna dans un état très confus : à certains moments du chemin, il gambadait de joie à la pensée que son amour était partagé et à d’autres il se traînait, désespéré de n’avoir pas de choix acceptable.
Il s’endormit tard cette nuit là, eut des rêves agités et s’éveilla soudainement terrorisé : dans une grande lumière, un sage ermite venait de l’exhorter d’une voix ferme à partir à la recherche du Graal…

Il annonça aussitôt son départ à sa famille et promit qu’il se marierait à son retour, couvert de gloire. Il espérait en effet, que le Graal qui peut tout dit-on, lui apporterait la solution.

Sa famille accepta de repousser la noce, la quête supplantant pour un chevalier tous les impératifs humains, mais le seigneur de Caroussac en fut terriblement furieux. D’un esprit mesquin, il était persuadé qu’il s’agissait d’un stratagème et voyait s’éloigner la possibilité de joindre les deux terres voisines et de marier sa fille.
De plus, personne n’était jamais revenu de pareille quête, sinon après plusieurs décennies et l’esprit tout tourneboulé…

Il décida donc de se venger sans attendre et demanda au sorcier qui demeurait dans un bois voisin de tuer Jérémy sur le champ. Mais pareille demande n’est pas simple à exécuter, surtout sur une âme pure, même par un sorcier de haute renommée.
Ce que promit le sorcier par contre, et pour une belle bourse d’or, c’est qu’à l’instant où Jérémy ôterait la vie d’un animal, il perdrait aussitôt la sienne…

Le seigneur de Caroussac avait de quoi être content : Jérémy avait la réputation d’un fin chasseur et justement ses amis avaient organisé une dernière chasse pour accompagner et fêter son départ. D’ailleurs, dès qu’ils eurent acculé un chevreuil dans un fourré, ses amis firent à Jérémy l’honneur de sa mise à mort. Mais le regard doux et velouté du chevreuil lui rappela celui qui hantait ses nuits et il renonça, redonnant sa liberté à l’animal et décevant du même coup ses amis. Dépités, ceux-ci mirent fin à la chasse, non sans l’avoir questionné habilement sur ce changement de comportement. Jérémy ne savait pas mentir, ou très mal, et finit par avouer une parcelle de la vérité, sans dire de qui il s’agissait…

Lorsqu’il découvrit que Jérémy était vivant et qu’il apprit qu’il était amoureux, le seigneur de Caroussac fut terriblement furieux. Ses cris s’entendirent à des lieues et ses gens se cachèrent de peur de se trouver sur le chemin de sa colère. Il retourna donc voir le sorcier, l’injuria, le menaça et lui demanda ce qu’il était possible de faire. Celui-ci répondit que si la mort était directement impossible, la métamorphose en un animal était toutefois envisageable, dès le prochain lever du soleil…et moyennant une autre bourse d’or.
Plein de haine, le seigneur de Caroussac exigea que Jérémy soit transformé en chevreuil et se réjouit à l’avance de la prochaine chasse que lui-même avait prévu d’entreprendre.

A l’aube, alors qu’il prenait congé des siens, famille, paysans et serviteurs, en plein milieu de la cour du château, Jérémy se transforma subitement en chevreuil et paniqué s’enfuit dans les bois, laissant les siens confondus, hésitant entre un miracle, la quête ayant toujours son lot d’apparitions et de disparitions fantastiques, et quelques diableries du seigneur…

Ils ne savaient que penser, mais Fiorella lorsqu’elle apprit la chose, mit sa plus belle robe, prit toutes ses économies et alla voir le sorcier au cœur de la forêt. Il fit semblant de lire dans sa boule de cristal et lui confirma que Jérémy était bien devenu un chevreuil, sans s’attribuer la chose. A la demande de Fiorella, il accepta d’exercer sur elle le même charme.
Mais comme elle était très futée et qu’elle se doutait des desseins du seigneur, elle lui demanda de plus une protection contre les chasseurs qu’ils pourraient croiser.
Le sorcier qui trouvait enfin un moyen de jouer un tour au seigneur qui exigeait toujours trop et le menaçait à tous propos du bûcher, sauta sur l’occasion et lui offrit pour les jours de chasse l’invisibilité et la suppression des odeurs animales, afin de tromper les chiens.
Et pour faire bonne mesure, il ajouta même que tous ses sortilèges dureraient tant que leur amour serait fort et qu’ainsi le temps n’aurait pas de prise sur eux.

Pour cette bonne action, le sorcier fut banni de l’ordre des sorciers et comme de plus il craignait la réaction du seigneur, il fit ses bagages, s’habilla de blanc et partit jouer les magiciens dans une autre contrée.
Le seigneur de Caroussac finit pendu par ses gens qui se révoltèrent contre ses injustices ; Sophiella fut par contre très heureuse avec sa camériste et ses suivantes, qui étaient très accortes. Elle n’aimait pas beaucoup les hommes et leurs discussions qui ne tournent toujours qu’autour de la chasse, des tournois et des chevaux.
Et quand à nos deux chevreuils… mais ça, vous le savez déjà.

Gaillac, le 12 août 2005

Sunday, December 17, 2006

DRH

Comme chaque semaine, les deux « représentants », c’est comme ça qu’on les appelait dans la maison, étaient assis se faisant face, un gobelet plastique de liquide chaud à leur droite, tandis qu’ils traitaient les deux piles de dossiers devant eux.
Celui qui recevait, assis dos au mur, entre deux âges, le crâne dégarni, avait une tendance certaine à l’embonpoint et semblait du genre bon vivant plein de compassion. Son vis-à-vis était à l’opposé : jeune, d’allure sportive et distinguée.
Chacun avait sa propre pile de dossiers classés par ordre alphabétique, identiques dans leur aspect extérieur, mais avec leurs propres notes manuscrites, discrètement codées sur une feuille séparée.
Leur discussion relevait de la négociation byzantine, du marchandage de souks et de la subtilité du billard à trois bandes…
Les deux compères se connaissaient bien maintenant, depuis près d’un an qu’ils avaient commencé à travailler ensemble et, à les voir discuter, on aurait pu pensé qu’ils s’entendaient bien. Mais chacun cachait bien ses sentiments vis-à-vis de l’autre et seul le travail les réunissait.

Ils examinaient chaque cas en détail et celui qui recevait, défendait âprement et avec passion le moindre dossier. On aurait dit un syndicaliste qui joue à ignorer les erreurs humaines, fautes professionnelles, manquements à la discipline et même les incompétences pour ne valoriser que le nombre d’enfants, la responsabilité sociale et la nécessité d’une deuxième chance…
Le jeune, froid et mesuré, rétorquait avec des notions d’équilibre des ressources, d’harmonie des quotas, d’impératifs incontournables et de règles immuables décidées vous savez où…

Sur un dossier particulier, le jeune céda un peu trop facilement, juste après avoir donné un coup d’œil à sa montre, comme s’il se dépêchait et devait soudain rattraper un retard. Il en profita pour exiger d’obtenir gain de cause sur le dossier suivant, un cas apparemment simple qui aurait dû manifestement lui échapper.
Dans son fauteuil usé, celui dont le visage était surmonté d’un crâne en partie chauve fit la grimace, juste après avoir accepté. Il avait, comme à chaque rencontre, l’impression désagréable qu’il venait de se faire avoir !
Il n’avait pas soupçonné cette feinte et l’autre toujours avec le regard candide de ses grands yeux doux, attaquait le dossier suivant comme si de rien n’était.
Impossible de revenir en arrière, c’était la règle. Le chauve s’en voulut d’avoir accepté trop vite, d’avoir baissé la garde alors qu’il savait à qui il avait affaire. D’ailleurs, ses notes qu’il avait omis de regarder sous la pression précisaient que…
Il fallait continuer maintenant, le temps avançait et d’autres dossiers attendaient.
Ils terminèrent pour l’heure prévue, sans autres incidents.

Le jeune se leva et le chauve le raccompagna jusqu’à la porte, encore troublé et confus de son inattention qui allait précipiter la chute d’un pauvre diable qu’il aurait pu repêcher.

Arrivé sur le pas de la porte, le jeune sortit sur un « Bien, à la semaine prochaine !» très professionnel et sans expression. Puis il fut pris d’un long tremblement nerveux des épaules : après être resté assis un moment, il avait besoin de défroisser ses longues ailes fines, noires et soyeuses.
L’autre referma la porte, furieux contre lui-même. Depuis le temps, il les connaissait bien, prêts à tout pour emporter un dossier. Tout sourires dehors pour profiter de la moindre faille. Le précédent, un sacré fils de… avait obtenu une promotion en six mois seulement.
Maintenant, il allait falloir mobiliser une brigade spéciale pour essayer de rattraper ça…
Il regagna son fauteuil, la tête légèrement voûtée : son auréole devenue soudain plus lourde.

Sunday, December 03, 2006

Le doute


Lorsque Ramon décrocha son entrée pour l’Université de Barcelone, toute la famille déboucha le « cavas », le champagne local. Mais derrière les bulles, la joie et la fierté, se profilait pour Ramon le souci d’avoir à vivre de ses propres moyens car la modeste bourse reçue de l’état ne suffirait pas à elle seule.

Il partit quelques jours avant la rentrée pour confirmer son inscription et trouver où se loger. Il avait travaillé dur tout l’été, ce qui lui avait permis d’arriver en ville avec un modeste pécule, à peine de quoi tenir les premiers temps dans la grande ville.
Comme ses amis du quartier l’avaient fait une fois le collège terminé, Ramon aurait dû normalement travailler pour participer à la modeste vie familiale. C’est pourquoi l’aide financière reçue de ses proches avant son départ avait été surtout symbolique. Les sacrifices des parents allaient devoir continuer encore quelques années et il leur était reconnaissant de lui donner cette chance.
Autour des panneaux d’emplois du temps, il croisa ses nouveaux camarades et se sentit gauche et maladroit face à eux. Ici, tous semblaient plus cultivés, argentés et instruits. Il eut peur de ne pas être à la hauteur, alors qu’il avait été un des meilleurs de son école.
La partie serait difficile : aisance et rapidité d’esprit ne s’acquéraient pas en quelques jours.

Contrairement à eux, il lui fallait trouver rapidement un travail avec assez de liberté pour étudier. Il décida de s’y atteler tout en faisant un tour du centre ville. Découvrir cette cité où il espérait réussir à survivre les trois années que prendraient ses études était un autre impératif.

Sur la Rambla, le grand boulevard qui mène à la mer, le lieu de promenade favori des Barcelonais, tout lui parut immense, nouveau et encore plus coloré que ce qu’il avait pu connaître avant. Les statues humaines, ces mimes grimés en statues de plâtre, de bronze ou d’autres matières, le fascinèrent.
Ils étaient immobiles et ne s’agitaient que lorsqu’une piécette tombait dans la boîte prévue à cet effet. Ils étaient une multitude, rivalisant d’imagination dans le choix du personnage ou du costume évoqué. Tous les vingt-cinq mètres, il y en avait un, mais le succès n’était pas toujours au rendez-vous tant la concurrence était dure. Certains attiraient la foule et c’était un émerveillement, d’autres seuls et oubliés, faisaient peine à voir.

Il finit par trouver une petite chambre propre chez une vielle veuve qui voulait arrondir sa maigre pension et ne lui demanda qu’une chose : s’il jouait de la musique. Le bruit semblait être sa grande frayeur et elle fut rassurée quand Ramon lui annonça qu’il était là pour étudier et n’était pas musicien.
Dès la rentrée, il travailla beaucoup pour suivre le niveau que les professeurs s’évertuaient à placer chaque jour plus haut et il sentait qu’il ne serait que dans la moyenne, alors qu’il s’était habitué aux premières places.
Après quelques semaines, il compris aussi que l’emploi à temps partiel, très physique, qu’il avait accepté pour se faire un peu d’argent l’épuisait et ne lui permettait pas d’être assez disponible pour étudier. Il décida aussitôt d’en changer.
Comme un de ses nouveaux camarades de classe lui en avait vanté la simplicité, il s’interrogea pour savoir s’il pouvait faire une statue humaine et décida de s’y intéresser.
De son enfance à la campagne, il savait rester immobile des heures à surveiller un nid ou un terrier, c’était le moment de remettre en pratique ce savoir-faire.
Comment se faire remarquer alors qu’il arrivait à peine ? Avec tout le bon sens dont il était capable, Ramon dressa la liste des personnages crédibles, cherchant son double parmi eux.
L’équation était complexe : réalisable à peu de frais, facilement reconnaissable, sympathique et qui encourage les oboles.

Après de multiples essais, réflexions et mimiques, il choisit d’incarner celui que tout le monde connaît et respecte, même s’il ne comprend rien à ses théories : les parents citent son nom en exemple aux enfants, en espérant qu’ils suivent ses traces. Et on sait que ce sont les enfants qu’on envoie offrir les piécettes à offrir aux attractions des rues !
En opposition aux morts-vivants, cow-boys ou momies égyptiennes qui encombraient la Rambla, il jubila heureux de son idée : Albert Eistein, voilà la solution !

Cette fin d’après-midi de septembre, la journée était belle et la foule ne tarderait pas à arriver. Heureusement, pas la grande foule des fins de semaine, mais cela valait mieux pour une première fois. Mort de peur, mais conscient que s’il voulait réussir ses études, il devrait d’abord assurer ses besoins matériels, il se rendit sur la Rambla, sa petite valise remplie du matériel de base à la main.

C’est donc un professeur Einstein dans son vieil âge, tout blanc des pieds aux longs cheveux hirsutes, sans oublier la blouse et la moustache, qui s’installa devant un tableau noir vierge, la main gauche immobilisée pendant qu’il se grattait le crâne, tandis que la droite, tenant la craie frôlait le tableau dans une pose hésitante.
Les gens qui passaient ralentirent, esquissant un sourire à la vue du célèbre professeur, certains s’arrêtant quelques instants, avant de reprendre leur conversation en s’éloignant.
Le temps lui parût long, infiniment démultiplié et il commença à craindre qu’une crampe ne mette tout à bas. Au bout de douze minutes, la chance lui sourit : le bruit d’une pièce tombant dans la boîte de petits pois, soigneusement conservée fit la plus douce des musiques à son oreille.
Il en oublia la fatigue de ses muscles tendus par l’attente et se mit à s’agiter comme un pantin désarticulé, tandis qu’il tirait sur le petit fil qui dépassait discrètement, en bas du tableau.
Sur le tableau noir bricolé, la formule magique apparut instantanément : E = mc² ! Profitant de la surprise générale, il retourna dans sa main gauche la « vache » reçue d’un camarade d’enfance qui travaillait en Suisse dans la restauration. Le petit cylindre, de la taille d’une petite pomme était redoutablement efficace : il émit un meuglement qui déclencha aussitôt les rires. Dès le meuglement terminé, il reprit sa pose immobile en se forçant à l’impassibilité.
Depuis cet instant, les pièces tombèrent à intervalles réguliers : ceux qui l’avaient vu bouger de loin voulaient rééditer le phénomène et les enfant quémandaient une pièce que les parents avaient du mal à refuser. Devant un tel exemple, l’occasion était trop belle pour expliquer aux petits combien le travail scolaire est important et méritait un petit sacrifice.
Après une heure et demie d’immobilité et de gesticulations, il prit quelques minutes de repos : le temps de mettre son petit pactole en lieu sûr dans une poche intérieure et de détendre un peu ses membres avant de recommencer pour une petite heure.

C’est un Ramon joyeux, démaquillé et sans déguisement qui revint à sa pension. La recette avait été bonne, quoique certainement très inférieure à celle d’un jour d’affluence, mais cela lui suffisait largement pour une première tentative. La véritable viendrait samedi, tant pour la durée que pour la rétribution.
Il fit défiler le film des heures passées, cherchant ce qui pouvait être amélioré pour éviter une fatigue inutile. Il sourit en pensant amicalement à Pédro et à son meuglant boîtier susse pour touristes. Il finit par s’endormir, épuisé et heureux.

Ramon s’habitua à cette vie double, étudiant le jour et mime dès la fin des cours. Il étudiait ceux-ci le soir en général et les jours de pluie en particulier, mais les précipitations étaient heureusement peu nombreuses ici.
Il finit correctement son premier semestre, débordant d’enthousiasme pour tout ce qu’il découvrait et autonome grâce à son travail. Il avait bien progressé pendant ces six mois et avait maintenant parfaitement intégré les exigences de résultats de la faculté.

Les choses continuèrent, mais en cours, tout allait de mieux en mieux : il arrivait maintenant, tant ses questions étaient pertinentes, à mettre parfois ses professeurs dans l’embarras. Ses camarades le respectaient et demandaient même son aide dans les rares moments qu’il pouvait leur consacrait, lorsqu’ils jugeaient un sujet trop complexe.

Il obtint brillamment son diplôme avec les félicitations du jury. Ces dernières années, son intelligence s’était magnifiée, développée, autant que sa curiosité et sa rapidité de compréhension. Ses professeurs souhaitaient le voir continuer, mais il était pressé de participer enfin à l’entretien de la famille.
Il n’eut aucune peine à décrocher un emploi très valorisant dans un grand laboratoire et dès son premier salaire touché, il en envoya une partie au village et loua un studio dans lequel il défit ses deux valises et sa caisse de livres qu’il compléta de quelques meubles indispensables.
Il faillit jeter la petite valise qui l’avait accompagné sur la Rambla, mais il avait fini par s’attacher aux effets qui lui avaient permis de vivre pendant ces trois années et il la rangea sous le lit avec précaution.
Les deux premières semaines, tout se passa bien : son travail était passionnant et ses collègues, amicaux et désireux de faciliter son intégration. La troisième semaine, il éprouva quelques difficultés à arriver aux objectifs qu’il s’était fixé pour la journée. Et le lendemain le phénomène recommença. Il était moins alerte, son attention avait du mal à cerner complètement l’ensemble des paramètres impliqués. Il ne se reconnaissait plus, l’étudiant à la logique acérée avait fait place à un chercheur débutant très moyen.
Le problème sur lequel il planchait était complexe, il aurait embarrassé plus d’un chercheur aguerri, mais il devait reconnaître que quelque chose en lui avait changé.
Il décida de s’accrocher et redoubla d’efforts et de vérifications dans ses calculs et ses hypothèses.

A la fin de la semaine, il n’y tenait plus et pour se prouver que l’idée folle qui lui était venue n’avait aucun fondement, il sortit sa petite valise de sous le lit...
Au moment de se changer, il prit soin de se dissimuler dans un hall d’immeuble, de crainte d’être reconnu et il reprit sa place sur la Rambla avec son numéro bien rodé.
Des sentiments contradictoires et troublants s’affrontaient, mais il décida de rester aussi longtemps qu’il le faisait auparavant. Il regagna son studio à la nuit, furieux contre lui-même et se traitant de superstitieux et en même temps, heureux des réactions qu’il avait suscitées auprès des passants et du plaisir procuré par les yeux des enfants qui s’arrondissaient en entendant le meuglement de sa « vache ».
Après une nuit réparatrice, pendant qu’il engloutissait une tartine, sa tasse de café dans l’autre main, il reçut un choc : la solution autour de laquelle il avait tourné en vain et qui lui avait échappé pendant toute la semaine passée était maintenant là, évidente, détaillée et limpide.
Il resta cloué, immobile, une contraction de plus en plus douloureuse au niveau de la poitrine, tandis que le doute qui avait commencé à le tarauder depuis près de deux ans déjà s’imposait à lui et qu’il fondait en sanglots au-dessus de sa tasse de café.

Barcelone, 5 mai 2006

Sunday, October 22, 2006

Les Cailloux

Après la mort de sa mère, le jeune Li resté seul traversa toute la région du nord au sud, en direction du seul parent qu’il se connaissait.
Plusieurs jours plus tard, lorsqu’il arriva devant la grande et belle demeure de son oncle, l’adolescent faisait peine à voir. Sale et amaigri, il n’avait pas besoin d’annoncer qu’il était pauvre et affamé, tout son être le proclamait.
Le gardien commença par le traiter avec mépris comme tous les va-nu pieds qui passaient par ces temps de misère, mais le nom de l’oncle et l’annonce d’une certaine parenté fit merveille et calma le gardien : il valait mieux ne pas prendre de risques et le vieil avare saurait bien le démasquer s’il était un vagabond imposteur.

L’oncle reconnut le neveu avec réticence : tant de pauvreté le ramenait au temps de son enfance dans la ferme familiale et ce retour en pensée vers son enfance lui était pénible, installé qu’il était au milieu du faste de son pavillon, bien loin de la cour de terre battue encombrée de détritus et de déjections…

L’adolescent eu droit à un nettoyage en règle et à des vêtements simples, mais propres, empruntés à un serviteur. Il put manger à l’office avec les domestiques et on lui désigna un coin recouvert de paille pour y passer la nuit. Après tout, ce n’était qu’un parent éloigné et l’oncle n’avait pas encore décidé s’il allait s’attacher une bouche de plus à nourrir, alors que les affaires n’étaient plus ce qu’elles étaient.

Après une nuit réparatrice qui lui parût la plus douce passée depuis bien longtemps, Li se leva en même temps que le soleil, car les habitudes de la ferme étaient inscrites en lui profondément.

Un grand silence régnait et si un serviteur passait en vaquant à quelque tâche, c’était toujours avec un luxe de précautions pour ne pas faire de bruit : le maître avait le sommeil difficile et léger.
Sa richesse, acquise avec patience et ténacité était fragile et faisait des envieux.
Lorsqu’il était arrivé aussi démuni que le jeune Li, la ville, et même le palais de l’empereur et sa cour, grouillaient d’aventuriers et de gens avides qui voulaient améliorer leur situation. Des milliers de parcelles de pouvoir, brillantes comme des écailles de papillon étaient à prendre, s’échangeaient, se gagnaient ou se perdaient tous les jours. Quand vous n’aviez rien, personne ne vous remarquait et il vous était facile d’évoluer sans attirer l’attention. Mais, dès la première écaille acquise, c‘était comme si vous la portiez au front et que tous la voyaient : vous deveniez un concurrent dangereux pour les courtisans ; à moins qu’ils n’en aient amassé un nombre suffisant pour ne pas vous craindre mais vous manipuler…

Malgré tous ces obstacles, l’oncle avait gravi petit à petit les degrés, flattant les uns, se soumettant aux autres et trompant les troisièmes. Il était devenu un gros marchand et fournissait la cour depuis trois ans maintenant. Mais son attention était toujours à l’affût, son cœur battait fort à chaque menace réelle ou imaginaire et l’angoisse de tout perdre l’assaillait chaque nuit, lui volant son sommeil et l’épuisant. Les remèdes et même les herbes sacrées n’y faisaient rien et c’est vers l’aube seulement, complètement hébété, qu’il parvenait à trouver un peu de repos.

Voilà pourquoi toute la maisonnée respectait ce moment : les colères du maître et sa mauvaise humeur étaient vite connues, même des nouveaux domestiques qui apprenaient à travailler à cette heure en maniant leurs outils avec légèreté et douceur.

On était en automne et Li remarqua que la cour intérieure située sous les fenêtres de son oncle, était recouverte de feuilles mortes. Comme il se sentait redevable de son repas de la veille et de la paille de la nuit, il prit un râteau et entreprit d’enlever les feuilles de la cour recouverte de gravier et de fins galets.
Il le fit délicatement pour ne pas éveiller le dormeur, regroupant les feuilles à l’extérieur de la cour et retirant tout ce que le vent avait apporté. Son râteau de bambou semblait voler entre les petites pierres et les feuilles mortes, comme la caresse d’une plume, sans le moindre cliquetis.


Lorsque trois heures plus tard, l’oncle ouvrit ses volets et se mit à la fenêtre, il s’immobilisa de saisissement, pétrifié devant le spectacle qui s’offrait à lui.
Son cœur ralentit, sa gorge se rétrécit et une émotion qu’il n’avait plus ressenti depuis longtemps commença à le submerger. Petit à petit, malgré la poigne qui lui étreignait la poitrine une sérénité nouvelle s’insinuait et s’installait en lui...

La cour montrait un paysage de cailloux et de galets dont les vagues lentes ou heurtées créaient un monde harmonieux, pareil aux sillons d’un champ fraîchement labouré, aux nuages de l’été, au souffle du vent et au calme frais et reposant d’un temple de montagne.

Ayant retrouvé sa respiration au bout d’un moment et même une forme de sourire béat, l’oncle interrogea le premier serviteur qui se présenta pour apprendre qui était l’auteur de ce prodige. Il appela Li et l’examina avec une attention nouvelle.
Il lui demanda de rester encore quelques jours et lui demanda de recommencer le lendemain matin à ratisser la cour comme il l’avait si bien fait.

L’oncle passa une journée merveilleuse, fut charmant avec ses invités et ses fournisseurs et chaque fois qu’une contrariété se présentait, car la vie d’un homme d’affaires en comporte fréquemment, l’image des vagues de petits cailloux l’inondait comme un baume bienfaisant destiné à rafraîchir son esprit troublé.

La fin de journée arriva, les affaires avaient été fructueuses et, heureux, il mangea de bon appétit, découvrant le goût de mets qu’il accueillait habituellement avec indifférence.

Le lendemain, ayant particulièrement bien dormi, il se leva plus tôt. Il se sentait bien et, particulièrement reposé, se dirigea avec curiosité et impatience vers son balcon.
Le spectacle était semblable à la veille et pourtant différent, avec une surface unie faite de milliers de cailloux de sensiblement même dimensions et pourtant riche de mille détails et figures.
De nouvelles émotions s’éveillèrent en lui et il sentit même l’humidité affleurer à ses yeux.
Cela continua ainsi et chaque jour un panorama nouveau égayait son âme et lui apportait un sommeil meilleur, la paix du cœur et des affaires plus florissantes.
En un mot, il commençait enfin à être heureux, sans pour autant baisser sa garde ou se désintéresser de ses ventes ou de ses clients.
Li était mieux traité et avait acquis un statut spécial parmi les serviteurs : tous lui étaient reconnaissants d’avoir rendu l’oncle plus humain. Ils le lui montraient en lui offrant à chaque occasion possible ces trésors que tous les domestiques du monde parviennent à dénicher : une part de gâteau, une aile de poulet ou un fruit fraîchement cueilli.

Quelque temps plus tard, recevant en grande pompe un ministre auquel il devait une faveur, l’oncle pensa l’honorer en l’amenant sur le balcon qui surplombait la cour pour lui faire admirer la création de son jardinier des cailloux.
Le ministre était un être froid et calculateur, mais il fut grandement impressionné par la beauté de la composition et une fois l’émotion et la surprise passées, imagina tout les avantages qu’il pourrait en tirer à la cour ; peut-être même auprès de l’empereur qui était sensible et influençable.
Il flatta et manœuvra si bien l’oncle tout au long du repas, se montrant tour à tour bienveillant et inquiétant, reconnaissant et dans l’attente d’un tribut que celui-ci était prêt à tout pour conserver les faveurs du dignitaire au moment où les dernières douceurs furent amenées.
C’est alors que le ministre suggéra qu’il se contenterait de peu de choses, ce jardinier des cailloux, par exemple… Et il termina sa phrase par l’éventuelle promesse de nouveaux contrats généreux dans un futur probable.
L’oncle comprit qu’il n’avait pas le choix et se reprocha le mouvement naturel qui l’avait incité à présenter ce qui faisait sa fierté et sa joie.
Décidément, en affaires, il ne fallait jamais baisser la garde car l’épée de l’adversaire était toujours là, tapie et visant le moindre point faible, invisible mais prête à frapper.
Il essaya de ne pas céder Li complètement, arguant que son neveu dont il était responsable, l’avait rejoint pour parfaire son éducation et qu’il n’avait exercé ce don que pour plaire à son oncle.
Le ministre, qui n’était pas dupe, se montra plus incisif mais, pour ne pas s’aliéner l’oncle, car il vaut mieux laisser une sortie honorable aux vaincus et les enrôler que de s’en faire des ennemis, il proposa généreusement de laisser Li revenir s’occuper de la cour de son oncle, une fois par semaine.
Celui-ci remercia chaleureusement le dignitaire de sa bonté, oubliant qu’il ne faisait que récupérer les miettes de son propre pain, imprudemment présenté à un opportuniste.

Le ministre sourit en lui-même, il avait été habile une fois de plus et celui qu’il venait de dépouiller lui rendait grâce… Il pressentait que le neveu de ce marchand vaniteux serait une belle trouvaille et de plus, il ne serait pas gêné par l’absence hebdomadaire de Li, s’absentant lui-même fréquemment.
Il aurait pu être davantage magnanime, mais la faiblesse est une habitude qui se prend vite et qui ne pardonne pas au palais.



Quand il quitta l’oncle, le ministre emmena Li avec lui et une fois arrivé au palais, dans le quartier des dignitaires où il avait sa vaste maison officielle, il lui assigna le pavillon des domestiques et demanda qu’il se mit au travail dès le matin suivant.

La cour du ministre était très grande et Li travailla dur toute la journée pour un résultat qui sembla à peine étonner le ministre, quand il parut à son balcon à l’heure du souper, une fois expédiées les affaires de l’empire.
Li regrettait déjà la maison de son oncle et surtout l’émotion qui saisissait le marchand quand il découvrait son travail. En effet, dès le second jour, Li l’avait observé en cachette quotidiennement.
Au moment où il entendait le bruit des premiers volets qu’on ouvrait dans la maison, il se précipitait derrière le gros arbre pour voir sans être vu.
A son comportement, il avait compris que le marchand changeait : il se levait plus tôt et se montrait moins courroucé à l’égard des domestiques ; parfois, il lui arrivait même de sourire quand il pensait ne pas être observé.

Il attendit donc impatiemment le septième jour pour retourner chez son oncle. Quand il arriva dans la demeure, il fut reçu par le marchand en personne qui se réjouit de son retour et veilla attentivement à ce qu’il put encore manger malgré l’heure tardive. Son oncle semblait l’avoir regretté et ses traits accusaient une mélancolie nouvelle.
En prévision de ses retours, son coin de paille avait été gardé et rafraîchi. Il s’y coucha heureux, conscient d’éprouver ce bien-être pour la première fois de la semaine.

Le lendemain, il s’appliqua, souhaitant que son travail procure au marchand une sérénité capable de durer plusieurs jours. Et tard ce matin là, lorsqu’il entendit les volets s’ouvrir, il vit de sa cachette l’oncle rester de très longues minutes immobile sur son balcon puis, Li n’avait pas très bien vu, mais il lui semblait qu’au moment de se retirer il avait eu un geste qui pouvait être celui d’essuyer une larme.
Le soir venu, il dut repartir pour rejoindre la maison du ministre et son oncle lui donna un petit sac avec deux gâteaux de sésame, lui rappelant qu’il comptait sur lui de nouveau dans 6 jours.
La vie continua ainsi et chaque semaine l’oncle se montrait satisfait de le voir et de son œuvre et au moment du départ il avait pris l’habitude de lui remettre un petit sac de papier contenant soit une douceur, soit un fruit ou une pièce de monnaie.

De son côté, le ministre avait compris que Li s’épuisait sur la grande terrasse et qu’il ne pourrait rien en tirer auprès de l’empereur dont les jardins étaient bien plus étendus que les siens. Il lui adjoignit donc cinq enfants, choisis parmi ceux de ses domestiques, pour qu’il les forme à sa manière d’arranger les cailloux.

Li était plus âgé qu’eux et sa responsabilité consistait à la fois à enseigner et à répartir le travail en vue de réussir à ratisser la cour du ministre en moins d’une demi-journée, ainsi que des cours plus grandes dans un futur proche. De leur côté, ses élèves lui devaient une obéissance totale. Ce ne fut d’ailleurs pas difficile à obtenir, car les enfants étaient ravis d’éviter un travail aux champs et du coup, ils se montrèrent assidus ; bien que sur les cinq, deux seulement possédaient de réelles dispositions.

Les semaines passèrent, Li cultivait et développait son savoir et se rendait chez son oncle qui le recevait de plus en plus chaleureusement. Ce neveu lui avait apporté la sérénité qui lui manquait, mais son absence la majeure partie de la semaine donnait corps au vide de sa vie. A un âge avancé, il comprenait maintenant qu’il avait tout sacrifié, y compris la chaleur d’une famille, à un seul but : la réussite sociale et financière.
Il pouvait s’enorgueillir de nombreuses relations, d’associés choisis, de partenaires brillants en affaires, mais aucun d’entre eux n’était un véritable ami et tous n’attendaient qu’un instant de faiblesse pour le trahir.
De plus en plus, il traita Li comme son propre fils, lui enseignant ce qu’il pouvait lui transmettre dans les rares heures qui restaient disponibles dans l’après-midi.


Dans son bureau, le ministre furieux commençait à désespérer, car au palais, la rumeur était maintenant avérée : l’empereur était follement amoureux de sa dernière concubine.
Il ne quittait plus du tout ses appartements privés et on ne le voyait plus en public. Il présidait même le conseil des ministres hebdomadaires en moins de temps qu’il n’en faut pour préparer une tasse de thé, déléguant avec une confiance aveugle la gestion du pays aux dignitaires qu’il avait nommé…
Avec le temps, le ministre trouvait de plus en plus improbable l’utilité de ces jeunes jardiniers des cailloux : il y avait bien plus de richesses à glaner dans l’abandon du pouvoir suprême actuel que dans la beauté d’une cour bien ratissée.

Il profita donc du remboursement d’une dette qu’il avait contracté vis à vis de l’oncle, pour lui redonner Li comme si c’était un grand déchirement et qu’il consentait à se défaire d’une valeur inestimable.
Il renvoya les enfants aux champs et ceux-ci pleurèrent en quittant Li, ne se doutant pas que sur les cinq, deux le retrouveraient quelques années plus tard.
Le ministre était ravi de se débarrasser de sa dette à si bon compte, car pour lui, l’ordre de ses soucis impliquait d’abord ses propres finances et ensuite celles de l’empire. L’émotion occasionnée par des cailloux et des galets ne l’avait d’ailleurs pas amusé lui-même très longtemps…

Conscient d’être dupé, mais heureux de le récupérer, l’oncle accueillit avec joie le retour de Li. Il eut ainsi l’occasion de méditer sur l’absence qui accorde leur véritable valeur aux biens qu’on cède trop facilement.

Li était maintenant respecté comme le successeur de l’oncle qu’il assistait dans ses affaires, mais aussi comme celui qui chaque jour, par ses figures de cailloux, lui donnait la force d’entreprendre et de réussir.
Aussi, lorsque par une nuit froide et étoilée de février, celui-ci mourut paisiblement, Li se retrouva à la tête du domaine et des biens qu’il contenait.

Il confia la gestion au métayer en qui il avait toute confiance et se retira au fond du champs, là où la rivière avait laissé sur ses berges de grandes plages de délicats galets tout ronds et blancs.
Il se construisit une hutte de bois et y vécut dans le silence, perfectionnant son art au rythme des saisons.

La ferme subvenait à ses besoins frugaux et les paysans et domestiques du domaine bénissaient chaque lever du jour : ils travaillaient dans la paix, sous la tutelle d’un maître bienveillant et modeste.

La nouvelle d’un sage qui parlait en silence aux galets se répandit lentement alentour et attira quelques jeunes en recherche de maître. Après qu’un grand nombre de ceux qui s’arrêtèrent au domaine furent repartis, rebutés par les conditions de vie austères, les plus sincères restèrent auprès de lui.

Parmi les premiers à l’avoir rejoint et être restés, il se trouvait deux de ses anciens élèves du temps du ministre. Sur la parcelle de cailloux et de galets qui était attribuée à chacun des disciples, chacun progressait à son rythme, avec l’aide et les conseils muets de celui qui était devenu Maître Li.

Laissé entre les mains de dignitaires peu scrupuleux et voraces, la trop longue faiblesse de l’empire finit par attiser les revendications de la population affamée et des révoltes éclataient maintenant aux quatre coins du pays. A ce stade, les invasions des barbares du Nord, avides de pillages faciles, étaient prévisibles ; mais la violence avec lesquelles elles déferlèrent sur les campagnes et les villes appauvries, découragea toute résistance.

C’est vers les premiers jours d’automne, qu’un matin un peu plus tôt qu’à l’ordinaire, alors que les premières feuilles mortes apportées par le vent recouvraient sa parcelle, Maître Li la ratissa une dernière fois et s’étendit ensuite pour ne plus se relever.

Lorsque la ville voisine fut prise et saccagée, ses disciples rompirent le silence et décidèrent de se disperser et fuir afin de sauvegarder et répandre la sagesse de celui qui préférait parler aux cailloux, pour qu’ils traduisent sa pensée aux hommes.

Avant de s’éparpiller dans le monde en traversant des régions encore calmes de l’empire, ils décidèrent entre eux d’un signe de reconnaissance : un modeste collier fait d’un petit galet percé, traversé et attaché par un fil de bambou.

S’il vous arrive de croiser leur mince silhouette, un modique baluchon sur l’épaule au bout d’un râteau de bambou et s’ils portent un galet percé au cou, ne leur fermez pas votre jardin. Vous découvrirez le langage des cailloux et des galets, tel que le parlait Maître Li.

Cavaillon, 27 juillet 2005

Premier vol

Gérard ne se sentait pas en grande forme. C’était normal après tout, il s’était levé à quatre heures du matin pour prendre le tout premier vol, car il était attendu pour huit heures trente à Toulouse. Le fait de s’être couché tard, n’arrangeait pas les choses, bien évidemment. Dans l’aéroport quasi désert à cette heure là, il avait essayé sans succès de dormir, mais le bruit de la porte automatique à cinq mètres de là qui n’arrêtait pas de s’ouvrir et de se fermer, ainsi que la lumière crue des néons avaient fini par le décourager.

Il s’était dépêché en se préparant et comme toujours dans ces cas là, il avait oublié quelque chose. Cette fois–ci, c’était un bouquin pour s’occuper avant et pendant le vol. Il n’avait plus qu’à attendre qu’arrive l’embarquement…
Peu de monde était arrivé lorsqu’ils furent autorisés à accéder au couloir d’embarquement et il pensa que le vol ne serait sans doute pas complet.
Lorsqu’il monta à bord, parmi les premiers, l’avion était quasiment vide et, autant pour être rapidement dehors à l’arrivée que par flemme d’aller plus loin, il s’installa dans la deuxième rangée de gauche, contre le hublot, son imperméable sur le siège libre à sa gauche.
Iil aimait bien être sur le côté de l’avion, contre le fuselage dont la courbe offrait un appui propice pour dormir ou s’assoupir. De plus, on bénéficiait de la vue : lumières de la ville le soir ou fleuves et forêts dans la journée.

A sa gauche, dans l’encadrement de la porte ouverte, apparaissaient un à un les passagers qui arrivaient petit à petit, seuls, en couple ou par petits groupes. Femmes chargées de multiple sacs et accompagnées d’enfants en bas age arrachés au sommeil, amoureux en vacances qui partaient tôt pour avoir encore plus de temps, retraités heureux ou grognons, quelques jolies jeunes femmes qui passaient le regard lointain et même quelques cravatés comme lui, qui se déplaçaient manifestement pour leur travail.
Bientôt, le troisième siège, celui qui donnait sur le couloir, fut occupé par un jeune homme non rasé qui le salua en s’asseyant. Les gens continuaient d’arriver, préférant aller vers le fond où de nombreuses places étaient encore libres. Les passagers arrivaient toujours, au compte gouttes mais régulièrement. Manifestement, un goulot s’était formé au contrôle des billets ou à celui de bagages et le départ n’aurait pas lieu à l’heure prévue.

Il se souleva et regarda vers l’arrière de l’appareil. Il révisa sa première impression : si ça continuait d’arriver comme ça, l’avion serait très certainement complet.
C’est ce qui arriva et il fût surpris et peut-être même un peu vexé de constater que la place à son côté, celle sur laquelle il avait posé son imperméable restait vide. A croire que personne ne voulait s’asseoir près de lui ! L’heure du décollage était maintenant dépassée de 12 minutes et les derniers retardataires arrivaient hors d’haleine, pressant le pas.
L’hôtesse et le steward s’affairaient, qui téléphonant les dernières informations avec le contrôle passagers, qui s’excusant dans les haut-parleurs du petit retard que l’on tenterait de récupérer en vol. Leur fébrilité et quelques bruits au niveau du train d’atterrissage indiquaient qu’on allait incessamment pouvoir bouger.

Un dernier passager arriva et s’orienta directement sur la place à l’imperméable avec un léger sourire. Lui-même n’avait qu’un blouson sur lui qu’il garda et pas de bagages.
Gérard qui regardait distraitement par le hublot à se moment, s’était figé dès qu’il avait aperçu l’individu. Son regards était devenu fixe et il avait pâli. Il avait retiré l’imperméable, par pur réflexe, l’esprit complètement absent.
Chacun de nous possède dit-on un ou plusieurs sosies dans le monde, mais se pouvait-il qu’il existe des sosies dans le temps ?
L’homme qui s’était assis à son côté était la réplique exacte d’un ami disparu depuis près de vingt ans. La ressemblance était trop frappante, pour qu’il ne soit qu’un simple sosie ; ce ne pouvait être qu’un fils ou un membre proche de sa famille. N’y tenant plus, il fût sur le point de le questionner mais à ce moment la voix du steward éclata dans les haut-parleur : « La compagnie One Air est heureuse de vous accueillir à bord de ce vol à destination de …. ». Le steward parlait vite, cherchant à réduire maintenant au maximum la durée des consignes habituelles qui doivent être annoncées avant le décollage. Il continua sans reprendre son souffle « Notre commandant de bord aujourd’hui est …. ».

Gérard, oubliant les paroles des procédures, était perdu dans le passé, vingt ans avant. Ils s’étaient connu et très rapidement une amitié forte les avait soudés, en faisant deux frères, heureux ensemble comme s’ils avaient usé leurs fond de culottes assis sur les mêmes bancs, depuis l’école maternelle.

Leurs épouses avaient été surprises de la soudaineté et de la force de cette amitié qui les amenaient à s’inviter régulièrement l’un chez l’autre, discutant, riant et refaisant le monde à eux deux en oubliant souvent les autres convives autour de la tables. Elles en avaient conçu un étonnement un peu jaloux, mais s’étaient vite habituées, et si elles s’entendaient bien entre elles, leur relation n’avait pas l’intensité de celle de Gérard et Frédo.

Ils avaient fait connaissance dans les vestiaires du gymnase local. Lors de la rentrée de septembre, ils s’étaient inscrits pour pratiquer le hockey en amateurs. Sportifs modérés tous les deux, ils avaient choisi cette discipline, virile, brutale et intense pour « mouiller la chemise » et se dépenser après leurs heures de bureau. A chaque leçon, ils arrivaient tous en courant, tendus après les embouteillages ou les transports en commun, essoufflés de s’être dépêché depuis le parking ou la station de bus. Ils se changeait en vitesse et se précipitaient sur le terrain, au rythme du sifflet de l’entraîneur. Ce n’était qu’après le cours que vidés et apaisés par l’eau chaude la douche, ils prenaient le temps de se détendre et de parler un peu avant de replonger dans le trafic pour rejoindre leur foyer. Certains commentaient avec le prof des tactiques vues lors de matches avec des équipes championnes, à la télévision. D’autres abordaient le programme de l’année et les rencontres prévues avec d’autres clubs dès le trimestre suivant. Pendant ce moment de détente le prof avait institué un rituel : pour signifier que l’heure était venue de quitter le gymnase et de se séparer, il demandait à un gars du club qui était là depuis l’an dernier déjà d’allumer la radio-lecteur de cassette du club pour passer ce qui devait être l’hymne du club, un morceau rythmé et combatif, plein de guitares hurlantes et de percussions qui n ‘arrivaient pas à couvrir la voix d’un chanteur qui demandait à se battre et à gagner. D’ailleurs les mots « fight » et « win » revenaient souvent dans le texte et il n’était pas très dur de retenir les paroles.

Ce devait être le deuxième ou le troisième cours après la rentrée et au moment de mettre le morceau en marche, le gars, distrait ou encore épuisé, avait déclenché la radio et touché au bouton des fréquences avant de démarrer la fameuse cassette. La voix limpide d’une soprano s’éleva, chantant un air d’opéra. Pendant que la plupart roulaient des yeux étonnés ou tournaient vers le poste un visage surpris, Frédo et Gérard avaient simultanément avancé rapidement la main en un geste signifiant : « attends, ne touche à rien, laisse continuer ». Passé le premier mouvement, ils avaient retenu leur geste, la grande musique n’étant manifestement pas le genre préféré du club. Les autres n’avaient rien remarqué mais ils avaient chacun vu l’expression et le geste de l’autre. Un clin d’œil avait suffi pour qu’ils se comprennent et dès qu’ils s‘étaient retrouvé dehors avaient abordé le sujet, un peu gênés et surpris de cette coïncidence au départ, mais très vite leur passion de l’opéra l’avait emporté et ils avaient comparé les mérites des cantatrices et parlé des dernières représentations à laquelle ils avaient assisté, se promettant de se rencontrer avec leurs épouses, dès le week-end suivant.
Ce fût le départ de leur grande amitié et ils étaient vite devenus inséparables, avec une connivence et une complicité qui en firent des adversaires redoutables au hockey. Dans le bistrot ou le groupe allait parfois prendre un bière après les matches, les veilles de vacances, ils rivalisaient, racontant des histoires drôles, et leurs rires éclataient joyeux, flottant au-dessus de ceux du groupe, communiqués à l’ensemble des clients qui tournaient une tête souriante ou hilare vers le groupe.
Quelques mois plus tard, un camion avait brûlé un stop et Frédo était là, au mauvais endroit et au mauvais moment. Le choc avait été terrible et la mort instantanée.

« ….Les masques à oxygène tomberont automatiquement à votre portée », les monteurs montèrent en puissance et l’avion commença sa route vers la piste d’envol.
Dès l ‘envol effectué, le bruit diminua et Gérard questionna, un peu embarrassé, son voisin qui regardait distraitement l’hôtesse se dessangler de son siège, face aux passagers du premier rang.
« Excusez-moi, vous ressemblez beaucoup à un ami, peut-être êtes-vous un proche, il s’appelait… ». Avant qu’il ait fini, l’homme le regarda avec un sourire doux et répondit lentement, avec infiniment de précaution, presque de la timidité, comme s’il ne voulait pas brusquer les choses : « effectivement, je le connaissais bien et je sais que vous vous entendiez très bien tous les deux, car vois-tu Gérard, je suis Frédo… ».
Gérard ouvrit de grands yeux et bredouilla : « mais ce n’est pas possible, tu es…, tu es… ».
Son voisin répondit : « Oui, et c’est parce que nous nous entendions bien qu’on m’a demandé de t’accompagner, tout cela va être nouveau pour toi. Alors, tu sais, on essaie de faire… de faire du mieux possible …. ».

Après un bref instant pendant lequel Gérard, yeux exorbités essayait de comprendre ce qui lui arrivait, Frédo continua : « Tu te souviens de ton cauchemar cette nuit ? c’est là que ça t’est arrivé, mais tu ne t’en es pas rendu compte jusqu’à maintenant, car tout se déroulait comme d’habitude.
Dès notre arrivée à l’aéroport, nous prendrons une autre sortie…ou une autre entrée, si tu préfères ».

Villabona, 2005

L’homme qui attend

Fézamsucq pouvait être classée dans les petites villes semi-touristiques. Elle n’avait bien sûr, aucune notoriété comme la Côte d’Azur ou même le Touquet, mais tous ceux qui y étaient passés l’avaient trouvé charmante et le répétaient ravis autour d’eux. Ainsi, en général, le nombre d’habitants y doublait l’été par l’arrivée de familles ou de couples dont une partie y prenait souvent ses habitudes, d’une année sur l’autre.

Ce mois d’août, Pierre et sa femme y venaient pour la troisième fois, car la simplicité accueillante et l’atmosphère bon enfant du lieu les avait séduits.
Le samedi, jour du marché, était ainsi presque une fête familiale, les conversations s’engageant le plus naturellement du monde au milieu des étals colorés et des allers et venues des gens du crû et des visiteurs, comparant les produits offerts.

Ce jour là, les légumes avaient leur aspect appétissant du milieu de l’été et les choix étaient faciles. Le couple faisait tranquillement ses emplettes qui touchaient à leur fin et que Pierre portait seul, pour l’instant, au fond d’un grand couffin.

C’est alors que comme les fois précédentes, pour terminer plus vite les dernières courses, le couple se divisa pour deux missions distinctes. Ou plus exactement, sa femme qui avait le caractère impulsif et emporté des gens du sud, lui demanda d’aller acheter des condiments chez le marchand à l’entrée du marché, tandis qu’elle irait, elle, chercher…
Elle donna ces informations tout en se mettant en marche dans la direction qu’elle évoquait, ce qui ne facilita pas la compréhension de la fin du message pour Pierre et le contraria, car il avait horreur de ne recevoir qu’une partie de la déclaration de manière intelligible. Mais, comme elle était coutumière du fait, il ne se formalisa pas davantage et se dirigea vers le marchand d’épices et de condiments.

Il eut tôt fait de s’acquitter de son achat, mais ne sachant où aller pour retrouver sa belle, il décida que le plus sage était de l’attendre sans bouger. En ne le voyant pas arriver, elle finirait par le rejoindre après avoir fait la course qu’elle avait annoncée.

Il resta donc sur place un certain temps, le panier au bout du bras droit, à regarder la foule qui se déplaçait en parlant ou en riant, il souriait parfois à écouter des bribes ou des réflexions de ceux qui passaient à sa portée ; bref, il tuait le temps comme il le pouvait, ne comprenant pas ce qui pouvait retarder son épouse.
D’ailleurs le temps commençait à lui sembler long et le panier à se faire lourd ; c’est pourquoi il choisit de s’appuyer contre le mur, une jambe repliée y prenant appui et le regard tourné dans la seule direction d’où elle pouvait arriver.
Le lieu était situé à quelques mètres, entre l’étal du marchand d’épices et celui de la fromagère et il lui semblait que si la chose se prolongeait encore, il était ainsi bien placé pour la voir venir, tout en supportant mieux une longue position d’attente.

Il faisait corps avec le mur et cela lui convenait bien, soulageant ses membres noués et son dos raidi. Immobile, Pierre recommença à regarder les gens et leur comportement, leurs mimiques et leurs expressions selon la région dont ils étaient issus. Mais le temps passait, passait et il était là, encore à attendre.

Chez la fromagère à sa gauche, à un moment, une belle femme aux formes généreuses attendit son tour et il voulut tourner la tête pour mieux la détailler. Il réalisa alors que son cou bougeait difficilement. Il fit donc comme ceux qui ont un torticolis et se contenta de tourner seulement les yeux dans sa direction. Mais bientôt l’activité autour de lui ne l’amusa plus vraiment et il se contenta de fixer le mur d’en face, dans la direction espérée.

Il ne sentait plus son bras, malgré ou à cause du poids des légumes qu’il contenait et il ne s’en inquiéta pas, sachant qu’il aurait sans doute des fourmillements quand sa femme reviendrait et qu’ils se remettraient en marche. Mais elle n’était toujours pas là et tout lui était de plus en plus indifférent.
Il évitait même de penser, pour moins subir l’écoulement du temps et seule une faible lueur au fond de prunelles immobiles attestait qu’il était encore éveillé.

Autour de lui les gens vaquaient et il se sentait de plus en plus étranger à leur agitation, absent de leurs préoccupations, invisible à leur vue comme si son attention après s’être rétrécie de plus en plus, était devenue un point minuscule et que son corps avait suivi le mouvement.

Les grains impalpables et innombrables du temps, qu’il ne cherchait même plus à compter, le recouvraient lentement tandis que le marché touchait à sa fin ; que le mouvement se raréfiait pour enfin s’arrêter, ramenant avec lui le silence d’un marché vide de petite ville de province.

Le soir venu, des pigeons de la place, posés sur le rebord du couffin, avaient picoré les feuilles de salade qui dépassaient sur le dessus et un chien avait même levé la patte contre la jambe de Pierre sans avoir suscité de réaction.

L’année suivante le petit train qui promène dans Fézamsucq les touristes, à heures régulières, avait ajouté une attraction supplémentaire à son tour de ville et le commentaire pré-enregistré disait ceci, avec son accent chaleureux du sud : « Sur la droite vous pouvez admirer «L’homme qui attend », l’œuvre mystérieuse qui fait pendant à la « Femme qui attend » que nous avons vue précédemment à l’entrée du marché. On pense qu’il s’agit du même artiste anonyme. Comme l’autre statue, elle fut découverte sur la place un matin de l’an dernier. On pense que le sculpteur, qui passait sans doute ici ses vacances, a voulu les offrir à la ville sans se faire connaître. Vous pouvez, là aussi, admirer le réalisme du rendu dans la posture et la finition des détails ».
Les gens s’étonnaient, étaient émus, prenaient des photos et parfois intrigués cherchaient à suivre le regard de pierre…

Gaillac, 9 août 2005