Petites Nouvelles de Sideulà

Petites nouvelles, petits contes ou historiettes qui me viennent au fil du temps et que je retiens et rédige parfois. Sans aucune prétention, bien sûr ; mais il est bien difficile de résister à la feuille blanche quand tout semble déjà en place dans la tête...

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Location: Région parisienne

Sunday, December 17, 2006

DRH

Comme chaque semaine, les deux « représentants », c’est comme ça qu’on les appelait dans la maison, étaient assis se faisant face, un gobelet plastique de liquide chaud à leur droite, tandis qu’ils traitaient les deux piles de dossiers devant eux.
Celui qui recevait, assis dos au mur, entre deux âges, le crâne dégarni, avait une tendance certaine à l’embonpoint et semblait du genre bon vivant plein de compassion. Son vis-à-vis était à l’opposé : jeune, d’allure sportive et distinguée.
Chacun avait sa propre pile de dossiers classés par ordre alphabétique, identiques dans leur aspect extérieur, mais avec leurs propres notes manuscrites, discrètement codées sur une feuille séparée.
Leur discussion relevait de la négociation byzantine, du marchandage de souks et de la subtilité du billard à trois bandes…
Les deux compères se connaissaient bien maintenant, depuis près d’un an qu’ils avaient commencé à travailler ensemble et, à les voir discuter, on aurait pu pensé qu’ils s’entendaient bien. Mais chacun cachait bien ses sentiments vis-à-vis de l’autre et seul le travail les réunissait.

Ils examinaient chaque cas en détail et celui qui recevait, défendait âprement et avec passion le moindre dossier. On aurait dit un syndicaliste qui joue à ignorer les erreurs humaines, fautes professionnelles, manquements à la discipline et même les incompétences pour ne valoriser que le nombre d’enfants, la responsabilité sociale et la nécessité d’une deuxième chance…
Le jeune, froid et mesuré, rétorquait avec des notions d’équilibre des ressources, d’harmonie des quotas, d’impératifs incontournables et de règles immuables décidées vous savez où…

Sur un dossier particulier, le jeune céda un peu trop facilement, juste après avoir donné un coup d’œil à sa montre, comme s’il se dépêchait et devait soudain rattraper un retard. Il en profita pour exiger d’obtenir gain de cause sur le dossier suivant, un cas apparemment simple qui aurait dû manifestement lui échapper.
Dans son fauteuil usé, celui dont le visage était surmonté d’un crâne en partie chauve fit la grimace, juste après avoir accepté. Il avait, comme à chaque rencontre, l’impression désagréable qu’il venait de se faire avoir !
Il n’avait pas soupçonné cette feinte et l’autre toujours avec le regard candide de ses grands yeux doux, attaquait le dossier suivant comme si de rien n’était.
Impossible de revenir en arrière, c’était la règle. Le chauve s’en voulut d’avoir accepté trop vite, d’avoir baissé la garde alors qu’il savait à qui il avait affaire. D’ailleurs, ses notes qu’il avait omis de regarder sous la pression précisaient que…
Il fallait continuer maintenant, le temps avançait et d’autres dossiers attendaient.
Ils terminèrent pour l’heure prévue, sans autres incidents.

Le jeune se leva et le chauve le raccompagna jusqu’à la porte, encore troublé et confus de son inattention qui allait précipiter la chute d’un pauvre diable qu’il aurait pu repêcher.

Arrivé sur le pas de la porte, le jeune sortit sur un « Bien, à la semaine prochaine !» très professionnel et sans expression. Puis il fut pris d’un long tremblement nerveux des épaules : après être resté assis un moment, il avait besoin de défroisser ses longues ailes fines, noires et soyeuses.
L’autre referma la porte, furieux contre lui-même. Depuis le temps, il les connaissait bien, prêts à tout pour emporter un dossier. Tout sourires dehors pour profiter de la moindre faille. Le précédent, un sacré fils de… avait obtenu une promotion en six mois seulement.
Maintenant, il allait falloir mobiliser une brigade spéciale pour essayer de rattraper ça…
Il regagna son fauteuil, la tête légèrement voûtée : son auréole devenue soudain plus lourde.

Sunday, December 03, 2006

Le doute


Lorsque Ramon décrocha son entrée pour l’Université de Barcelone, toute la famille déboucha le « cavas », le champagne local. Mais derrière les bulles, la joie et la fierté, se profilait pour Ramon le souci d’avoir à vivre de ses propres moyens car la modeste bourse reçue de l’état ne suffirait pas à elle seule.

Il partit quelques jours avant la rentrée pour confirmer son inscription et trouver où se loger. Il avait travaillé dur tout l’été, ce qui lui avait permis d’arriver en ville avec un modeste pécule, à peine de quoi tenir les premiers temps dans la grande ville.
Comme ses amis du quartier l’avaient fait une fois le collège terminé, Ramon aurait dû normalement travailler pour participer à la modeste vie familiale. C’est pourquoi l’aide financière reçue de ses proches avant son départ avait été surtout symbolique. Les sacrifices des parents allaient devoir continuer encore quelques années et il leur était reconnaissant de lui donner cette chance.
Autour des panneaux d’emplois du temps, il croisa ses nouveaux camarades et se sentit gauche et maladroit face à eux. Ici, tous semblaient plus cultivés, argentés et instruits. Il eut peur de ne pas être à la hauteur, alors qu’il avait été un des meilleurs de son école.
La partie serait difficile : aisance et rapidité d’esprit ne s’acquéraient pas en quelques jours.

Contrairement à eux, il lui fallait trouver rapidement un travail avec assez de liberté pour étudier. Il décida de s’y atteler tout en faisant un tour du centre ville. Découvrir cette cité où il espérait réussir à survivre les trois années que prendraient ses études était un autre impératif.

Sur la Rambla, le grand boulevard qui mène à la mer, le lieu de promenade favori des Barcelonais, tout lui parut immense, nouveau et encore plus coloré que ce qu’il avait pu connaître avant. Les statues humaines, ces mimes grimés en statues de plâtre, de bronze ou d’autres matières, le fascinèrent.
Ils étaient immobiles et ne s’agitaient que lorsqu’une piécette tombait dans la boîte prévue à cet effet. Ils étaient une multitude, rivalisant d’imagination dans le choix du personnage ou du costume évoqué. Tous les vingt-cinq mètres, il y en avait un, mais le succès n’était pas toujours au rendez-vous tant la concurrence était dure. Certains attiraient la foule et c’était un émerveillement, d’autres seuls et oubliés, faisaient peine à voir.

Il finit par trouver une petite chambre propre chez une vielle veuve qui voulait arrondir sa maigre pension et ne lui demanda qu’une chose : s’il jouait de la musique. Le bruit semblait être sa grande frayeur et elle fut rassurée quand Ramon lui annonça qu’il était là pour étudier et n’était pas musicien.
Dès la rentrée, il travailla beaucoup pour suivre le niveau que les professeurs s’évertuaient à placer chaque jour plus haut et il sentait qu’il ne serait que dans la moyenne, alors qu’il s’était habitué aux premières places.
Après quelques semaines, il compris aussi que l’emploi à temps partiel, très physique, qu’il avait accepté pour se faire un peu d’argent l’épuisait et ne lui permettait pas d’être assez disponible pour étudier. Il décida aussitôt d’en changer.
Comme un de ses nouveaux camarades de classe lui en avait vanté la simplicité, il s’interrogea pour savoir s’il pouvait faire une statue humaine et décida de s’y intéresser.
De son enfance à la campagne, il savait rester immobile des heures à surveiller un nid ou un terrier, c’était le moment de remettre en pratique ce savoir-faire.
Comment se faire remarquer alors qu’il arrivait à peine ? Avec tout le bon sens dont il était capable, Ramon dressa la liste des personnages crédibles, cherchant son double parmi eux.
L’équation était complexe : réalisable à peu de frais, facilement reconnaissable, sympathique et qui encourage les oboles.

Après de multiples essais, réflexions et mimiques, il choisit d’incarner celui que tout le monde connaît et respecte, même s’il ne comprend rien à ses théories : les parents citent son nom en exemple aux enfants, en espérant qu’ils suivent ses traces. Et on sait que ce sont les enfants qu’on envoie offrir les piécettes à offrir aux attractions des rues !
En opposition aux morts-vivants, cow-boys ou momies égyptiennes qui encombraient la Rambla, il jubila heureux de son idée : Albert Eistein, voilà la solution !

Cette fin d’après-midi de septembre, la journée était belle et la foule ne tarderait pas à arriver. Heureusement, pas la grande foule des fins de semaine, mais cela valait mieux pour une première fois. Mort de peur, mais conscient que s’il voulait réussir ses études, il devrait d’abord assurer ses besoins matériels, il se rendit sur la Rambla, sa petite valise remplie du matériel de base à la main.

C’est donc un professeur Einstein dans son vieil âge, tout blanc des pieds aux longs cheveux hirsutes, sans oublier la blouse et la moustache, qui s’installa devant un tableau noir vierge, la main gauche immobilisée pendant qu’il se grattait le crâne, tandis que la droite, tenant la craie frôlait le tableau dans une pose hésitante.
Les gens qui passaient ralentirent, esquissant un sourire à la vue du célèbre professeur, certains s’arrêtant quelques instants, avant de reprendre leur conversation en s’éloignant.
Le temps lui parût long, infiniment démultiplié et il commença à craindre qu’une crampe ne mette tout à bas. Au bout de douze minutes, la chance lui sourit : le bruit d’une pièce tombant dans la boîte de petits pois, soigneusement conservée fit la plus douce des musiques à son oreille.
Il en oublia la fatigue de ses muscles tendus par l’attente et se mit à s’agiter comme un pantin désarticulé, tandis qu’il tirait sur le petit fil qui dépassait discrètement, en bas du tableau.
Sur le tableau noir bricolé, la formule magique apparut instantanément : E = mc² ! Profitant de la surprise générale, il retourna dans sa main gauche la « vache » reçue d’un camarade d’enfance qui travaillait en Suisse dans la restauration. Le petit cylindre, de la taille d’une petite pomme était redoutablement efficace : il émit un meuglement qui déclencha aussitôt les rires. Dès le meuglement terminé, il reprit sa pose immobile en se forçant à l’impassibilité.
Depuis cet instant, les pièces tombèrent à intervalles réguliers : ceux qui l’avaient vu bouger de loin voulaient rééditer le phénomène et les enfant quémandaient une pièce que les parents avaient du mal à refuser. Devant un tel exemple, l’occasion était trop belle pour expliquer aux petits combien le travail scolaire est important et méritait un petit sacrifice.
Après une heure et demie d’immobilité et de gesticulations, il prit quelques minutes de repos : le temps de mettre son petit pactole en lieu sûr dans une poche intérieure et de détendre un peu ses membres avant de recommencer pour une petite heure.

C’est un Ramon joyeux, démaquillé et sans déguisement qui revint à sa pension. La recette avait été bonne, quoique certainement très inférieure à celle d’un jour d’affluence, mais cela lui suffisait largement pour une première tentative. La véritable viendrait samedi, tant pour la durée que pour la rétribution.
Il fit défiler le film des heures passées, cherchant ce qui pouvait être amélioré pour éviter une fatigue inutile. Il sourit en pensant amicalement à Pédro et à son meuglant boîtier susse pour touristes. Il finit par s’endormir, épuisé et heureux.

Ramon s’habitua à cette vie double, étudiant le jour et mime dès la fin des cours. Il étudiait ceux-ci le soir en général et les jours de pluie en particulier, mais les précipitations étaient heureusement peu nombreuses ici.
Il finit correctement son premier semestre, débordant d’enthousiasme pour tout ce qu’il découvrait et autonome grâce à son travail. Il avait bien progressé pendant ces six mois et avait maintenant parfaitement intégré les exigences de résultats de la faculté.

Les choses continuèrent, mais en cours, tout allait de mieux en mieux : il arrivait maintenant, tant ses questions étaient pertinentes, à mettre parfois ses professeurs dans l’embarras. Ses camarades le respectaient et demandaient même son aide dans les rares moments qu’il pouvait leur consacrait, lorsqu’ils jugeaient un sujet trop complexe.

Il obtint brillamment son diplôme avec les félicitations du jury. Ces dernières années, son intelligence s’était magnifiée, développée, autant que sa curiosité et sa rapidité de compréhension. Ses professeurs souhaitaient le voir continuer, mais il était pressé de participer enfin à l’entretien de la famille.
Il n’eut aucune peine à décrocher un emploi très valorisant dans un grand laboratoire et dès son premier salaire touché, il en envoya une partie au village et loua un studio dans lequel il défit ses deux valises et sa caisse de livres qu’il compléta de quelques meubles indispensables.
Il faillit jeter la petite valise qui l’avait accompagné sur la Rambla, mais il avait fini par s’attacher aux effets qui lui avaient permis de vivre pendant ces trois années et il la rangea sous le lit avec précaution.
Les deux premières semaines, tout se passa bien : son travail était passionnant et ses collègues, amicaux et désireux de faciliter son intégration. La troisième semaine, il éprouva quelques difficultés à arriver aux objectifs qu’il s’était fixé pour la journée. Et le lendemain le phénomène recommença. Il était moins alerte, son attention avait du mal à cerner complètement l’ensemble des paramètres impliqués. Il ne se reconnaissait plus, l’étudiant à la logique acérée avait fait place à un chercheur débutant très moyen.
Le problème sur lequel il planchait était complexe, il aurait embarrassé plus d’un chercheur aguerri, mais il devait reconnaître que quelque chose en lui avait changé.
Il décida de s’accrocher et redoubla d’efforts et de vérifications dans ses calculs et ses hypothèses.

A la fin de la semaine, il n’y tenait plus et pour se prouver que l’idée folle qui lui était venue n’avait aucun fondement, il sortit sa petite valise de sous le lit...
Au moment de se changer, il prit soin de se dissimuler dans un hall d’immeuble, de crainte d’être reconnu et il reprit sa place sur la Rambla avec son numéro bien rodé.
Des sentiments contradictoires et troublants s’affrontaient, mais il décida de rester aussi longtemps qu’il le faisait auparavant. Il regagna son studio à la nuit, furieux contre lui-même et se traitant de superstitieux et en même temps, heureux des réactions qu’il avait suscitées auprès des passants et du plaisir procuré par les yeux des enfants qui s’arrondissaient en entendant le meuglement de sa « vache ».
Après une nuit réparatrice, pendant qu’il engloutissait une tartine, sa tasse de café dans l’autre main, il reçut un choc : la solution autour de laquelle il avait tourné en vain et qui lui avait échappé pendant toute la semaine passée était maintenant là, évidente, détaillée et limpide.
Il resta cloué, immobile, une contraction de plus en plus douloureuse au niveau de la poitrine, tandis que le doute qui avait commencé à le tarauder depuis près de deux ans déjà s’imposait à lui et qu’il fondait en sanglots au-dessus de sa tasse de café.

Barcelone, 5 mai 2006