Petites Nouvelles de Sideulà

Petites nouvelles, petits contes ou historiettes qui me viennent au fil du temps et que je retiens et rédige parfois. Sans aucune prétention, bien sûr ; mais il est bien difficile de résister à la feuille blanche quand tout semble déjà en place dans la tête...

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Location: Région parisienne

Saturday, January 20, 2007

Les chevreuils

Les automobilistes, du moins un certain nombre d’entre ceux qui passent en bordure de la forêt de Caroussac, ont remarqué un couple de chevreuils traverser la route devant eux et disparaître soudainement. La chose peut paraître normale, ces animaux étant très prompts à se glisser dans les sous-bois ; mais les vieux habitants du village savent toutefois qu’il n’en est rien. Et si vous preniez le temps de les amadouer, ils vous expliqueraient qu’il s’agit du chevalier Jérémy et de celle qui lui rendit son amour : la jolie Fiorella.
Peut-être même iraient-ils jusqu’à vous raconter toute l’histoire et pourquoi on peut les voir, les jours de soleil, afficher leur bonheur …

Jéremy était le fils d’un vieux chevalier qui avait obtenu ses terres par la bravoure sur les champs de bataille et la fidélité au roi qu’il servait. Il avait élevé son fils dans les règles de l’honneur, du courage et de la chevalerie, tandis que par sa mère, Jérémy avait reçu une sagesse et une finesse d’esprit qui rendaient ses coups d’épée d’autant plus redoutables.
Leur proche voisin, le seigneur de Caroussac, était un homme grossier et sans manières, au caractère exécrable et querelleur. Malgré son caractère perfide et belliqueux, le père de Jérémy s’était décidé à accepter sa demande : il souhaitait marier sa fille Sophiella à Jéremy.

Grâce à cette union, c’était pour le seigneur de Caroussac un moyen facile d’agrandir ses terres de manière contiguë et pour le père de Jérémy, cela signifiait avoir la paix pour ses propres paysans et même pour l’ensemble de la région. Il se faisait vieux et devait penser à assurer l’avenir de Jérémy, tout comme celui des gens dont il avait la charge et la responsabilité. Son épouse, qui gérait avec lui les terres partageait ce souhait et croyait aussi à une entente possible entre les deux propriétés.

Si on parlait souvent des qualités réelles de cœur et d’esprit de Sophiella, si on vantait son savoir musical et sa douce voix, on évitait d’évoquer son physique car la nature avait été ingrate à son égard et certains de ses traits rappelaient même ceux de son père, selon de rares échos sur le sujet. En effet, la crainte inspirée par le seigneur son père faisait trembler tous ceux qui auraient pu avoir la langue trop pendue. Jérémy savait tout cela, mais il souhaitait respecter les engagements de ses parents et de toutes façons, les enfants n’avaient pas leur mot à dire dans ce genre d’arrangements.

Toutes les conditions ou presque étant réunies, on fixa donc la date des noces à trois mois de là et l’on commença à tout préparer.
Dans la semaine qui suivit, Jérémy accompagna son père chez le tailleur pour la confection de leurs vêtements de fête.
Les étoffes aux couleurs chaudes que les deux hommes choisirent s’harmonisaient parfaitement aux fers des accessoires de chevalerie, aux blasons des écus, au plumage des heaumes et des bannières.
Pour parfaire l’ensemble, le tailleur demanda à sa fille d’apporter divers rubans, boutons et passementeries.
Elle était belle comme le jour et ses grands yeux rendirent muet Jérémy qui tomba sous leur charme, à l’instant même où elle parut.
Elle rougit en leur présence et ne dit mot, comme il sied à une modeste fille de tailleur, mais Jérémy repensait à ses yeux qui ne le quittaient plus et détruisaient sa résolution d’accepter un mariage arrangé.
Il se jura qu’elle serait sa femme mais ne savait comment faire pour annuler l’engagement pris pour lui avec le seigneur de Caroussac.

Il la revit lors de l’essayage suivant et cela ne fit qu’empirer son tourment : les rares instants de bonheur où elle apparaissait pour aider le tailleur le confirmèrent dans son doux sentiment tandis que son mariage prochain l’accablait davantage encore.
Il découvrit qu’elle portait le nom de Fiorella, tout simplement lorsque son tailleur de père l’appela, mais pour Jérémy ce fut une grande joie, comme s’il avait obtenu une première victoire dans une conquête commencée les armes à la main.



Il avait beau étudier le problème dans tous les sens, il ne trouvait pas de solution qui convienne à toutes les parties et éviterait une guerre entre le seigneur de Caroussac et sa propre famille.
Il envisagea d’enlever Fiorella et de disparaître, de tuer le seigneur de Carroussac, de trouver un autre prétendant pour Sophiella, mais pour avoir une chance, il aurait fallu qu’il soit plus noble qu’il ne l’était et quel prince accepterait au pied levé un tel arragement ?
Il pensa même s’enfuir mais ce n’aurait fait qu’ajouter le déshonneur à la peine de ses parents. Il finit par s’endormir brisé.

A son grand désespoir, le troisième et dernier essayage arriva…
Par chance, il réussit à voir Fiorella seule pendant un bref instant, pendant que le tailleur était dans la pièce voisine pour refaire un pli. Il en profita pour lui déclarer son amour et qu’il rêvait de vivre avec elle. Il ajouta même qu’il finirait par mourir s’il en était autrement.

Fiorella, qui l’avait remarqué lors de sa première visite lui répondit qu’elle aussi l’avait aimé au premier regard mais qu’hélas, sa modeste condition lui interdisait tout espoir ou toute initiative.
De plus, les circonstances qui avaient présidé à leur rencontre éliminaient toute illusion, le mariage étant dans deux mois maintenant.
Il eut juste le temps de lui faire promettre de se garder pour lui encore deux mois, car le pauvre fou espérait un miracle. Et déjà le tailleur revenait…

Jérémy s’en retourna dans un état très confus : à certains moments du chemin, il gambadait de joie à la pensée que son amour était partagé et à d’autres il se traînait, désespéré de n’avoir pas de choix acceptable.
Il s’endormit tard cette nuit là, eut des rêves agités et s’éveilla soudainement terrorisé : dans une grande lumière, un sage ermite venait de l’exhorter d’une voix ferme à partir à la recherche du Graal…

Il annonça aussitôt son départ à sa famille et promit qu’il se marierait à son retour, couvert de gloire. Il espérait en effet, que le Graal qui peut tout dit-on, lui apporterait la solution.

Sa famille accepta de repousser la noce, la quête supplantant pour un chevalier tous les impératifs humains, mais le seigneur de Caroussac en fut terriblement furieux. D’un esprit mesquin, il était persuadé qu’il s’agissait d’un stratagème et voyait s’éloigner la possibilité de joindre les deux terres voisines et de marier sa fille.
De plus, personne n’était jamais revenu de pareille quête, sinon après plusieurs décennies et l’esprit tout tourneboulé…

Il décida donc de se venger sans attendre et demanda au sorcier qui demeurait dans un bois voisin de tuer Jérémy sur le champ. Mais pareille demande n’est pas simple à exécuter, surtout sur une âme pure, même par un sorcier de haute renommée.
Ce que promit le sorcier par contre, et pour une belle bourse d’or, c’est qu’à l’instant où Jérémy ôterait la vie d’un animal, il perdrait aussitôt la sienne…

Le seigneur de Caroussac avait de quoi être content : Jérémy avait la réputation d’un fin chasseur et justement ses amis avaient organisé une dernière chasse pour accompagner et fêter son départ. D’ailleurs, dès qu’ils eurent acculé un chevreuil dans un fourré, ses amis firent à Jérémy l’honneur de sa mise à mort. Mais le regard doux et velouté du chevreuil lui rappela celui qui hantait ses nuits et il renonça, redonnant sa liberté à l’animal et décevant du même coup ses amis. Dépités, ceux-ci mirent fin à la chasse, non sans l’avoir questionné habilement sur ce changement de comportement. Jérémy ne savait pas mentir, ou très mal, et finit par avouer une parcelle de la vérité, sans dire de qui il s’agissait…

Lorsqu’il découvrit que Jérémy était vivant et qu’il apprit qu’il était amoureux, le seigneur de Caroussac fut terriblement furieux. Ses cris s’entendirent à des lieues et ses gens se cachèrent de peur de se trouver sur le chemin de sa colère. Il retourna donc voir le sorcier, l’injuria, le menaça et lui demanda ce qu’il était possible de faire. Celui-ci répondit que si la mort était directement impossible, la métamorphose en un animal était toutefois envisageable, dès le prochain lever du soleil…et moyennant une autre bourse d’or.
Plein de haine, le seigneur de Caroussac exigea que Jérémy soit transformé en chevreuil et se réjouit à l’avance de la prochaine chasse que lui-même avait prévu d’entreprendre.

A l’aube, alors qu’il prenait congé des siens, famille, paysans et serviteurs, en plein milieu de la cour du château, Jérémy se transforma subitement en chevreuil et paniqué s’enfuit dans les bois, laissant les siens confondus, hésitant entre un miracle, la quête ayant toujours son lot d’apparitions et de disparitions fantastiques, et quelques diableries du seigneur…

Ils ne savaient que penser, mais Fiorella lorsqu’elle apprit la chose, mit sa plus belle robe, prit toutes ses économies et alla voir le sorcier au cœur de la forêt. Il fit semblant de lire dans sa boule de cristal et lui confirma que Jérémy était bien devenu un chevreuil, sans s’attribuer la chose. A la demande de Fiorella, il accepta d’exercer sur elle le même charme.
Mais comme elle était très futée et qu’elle se doutait des desseins du seigneur, elle lui demanda de plus une protection contre les chasseurs qu’ils pourraient croiser.
Le sorcier qui trouvait enfin un moyen de jouer un tour au seigneur qui exigeait toujours trop et le menaçait à tous propos du bûcher, sauta sur l’occasion et lui offrit pour les jours de chasse l’invisibilité et la suppression des odeurs animales, afin de tromper les chiens.
Et pour faire bonne mesure, il ajouta même que tous ses sortilèges dureraient tant que leur amour serait fort et qu’ainsi le temps n’aurait pas de prise sur eux.

Pour cette bonne action, le sorcier fut banni de l’ordre des sorciers et comme de plus il craignait la réaction du seigneur, il fit ses bagages, s’habilla de blanc et partit jouer les magiciens dans une autre contrée.
Le seigneur de Caroussac finit pendu par ses gens qui se révoltèrent contre ses injustices ; Sophiella fut par contre très heureuse avec sa camériste et ses suivantes, qui étaient très accortes. Elle n’aimait pas beaucoup les hommes et leurs discussions qui ne tournent toujours qu’autour de la chasse, des tournois et des chevaux.
Et quand à nos deux chevreuils… mais ça, vous le savez déjà.

Gaillac, le 12 août 2005

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