Sombres pensées
Il l’appelait « sa salle de trading ». Effectivement, on aurait pu y croire. Sur les trois terminaux, des courbes colorées fluctuaient en permanence sur toute la largeur de l’écran, tandis que le cours instantané s’affichait en grand, à droite de chaque courbe. Chaque franchissement de seuil ou chaque tendance identifiée, à la hausse ou à la baisse, déclenchait une sonnerie, une cloche ou un sifflement selon la valeur suivie, avec une intensité variable selon la force du franchissement. Mais il ne s’agissait pas d’actions, de matières premières ou du cours des monnaies, non, c’était simplement les paramètres de la vie qui s’inscrivaient sur l’écran. La courbe verte indiquait le rythme cardiaque ; la bleue, le taux d’oxygène fourni, tandis que la jaune annonçait le nombre de respirations à la minute. Les chiffres rouges en dessous, correspondaient à la dernière prise de tension artérielle. Chaque terminal surplombait le lit d’un patient, un mètre en dessous ; et entre les deux, une nuée de tuyaux, câbles, cathéters, perfusions et autres formes d’alimentations occupaient l’espace disponible. Au mur, à profusion, des prises, manomètres et autres indicateurs. Il y avait là assez d’intelligence et de puissance pour envoyer un homme sur la lune et le ramener. Pourtant, rien ne bougeait et seul le tressautement plus ou moins régulier des tuyaux cannelés amenant l’oxygène et leur brusque bruit d’expiration emplissaient le silence.
Au mur, derrière chaque lit, en guise de fleurs, un cylindre d’aluminium satiné d’où émergeait un bel ensemble de tiges courbes terminées par un embout vert : des tubes de raccordements à la disposition du personnel soignant. Et sur le mur d’en face, tout un tas de tiroirs basculants transparents remplis d’instruments à usage unique, également sous leur emballage cellophane : seringues de tous calibres, toute la panoplie des tubes et raccords, des électrodes et gazes, ainsi que des gants en vynil fin, jetables. Egalement bien visible sur ce même mur : une dérisoire horloge ronde qui marquait également l’avancée de chaque seconde. Une douleur de plus pour les présents inconscients et leurs visiteurs.
Pour des soins, le suivi ou une vérification, le personnel y venait fréquemment. Infirmières, aides-soignantes, nettoyeuses et docteurs, chacun reconnaissable à la couleur de sa blouse, au stéthoscope dépassant d’une poche, au dossier à la main ou au type de charriot poussé. Beaucoup d’attentions, de soins, de notes prises et de documents tenus à jour pour des personnes qui n’avaient plus qu’un petit reste de souffle de vie.
En arrivant ce matin, au rez-de-chaussée près de la cafétéria, il avait croisé un clown maquillé et costumé, un grand bouquet de ballons multicolores à la main. Une lueur mauvaise l’avait traversé car il savait que le clown se rendait dans l’aile des petits cancéreux. On avait découvert que le rire augmentait les défenses immunitaires et on avait même crée ici la première école de clowns d’hôpitaux. Il n’est pas interdit de rire jusqu’à son dernier souffle, surtout pour des enfants et les gens de ce pays se défendaient du mieux qu’ils pouvaient : épicuriens, ils aimaient les fêtes, la culture, l’art et la science. Rien de ce qui plaisait au « Seigneur Vador », comme un interne dans un autre hôpital quelque part en France l’avait appelé. Pour l’instant, il aimait bien ce titre de seigneur. Il et ne se souvenait plus de tous les noms que les époques, les ethnies et les individus lui avaient attribués. Lui qui changeait d’aspect à chaque intervention, se présentant à chacun sous la forme qu’il avait attendu toute sa vie, appréciait aussi les accoutrements. Dire qu’il était condamné à ne voir qu’un très léger reflet sombre, chaque fois qu’il passait devant un miroir. Une punition suprême pour un narcissique misanthrope.
Lui, n’aimait pas venir ici et ne le faisait qu’à contrecœur. D’ailleurs, son sourire las et figé montrait qu’il ne passait là que parce que les obligations de son contrat le stipulaient. Pas même un regard pour les petites caricatures colorées accrochées à chaque porte et montrant une bouteille d’antiseptique foudroyant trois boules grimaçantes de son jet, complétées d’une légende : « Les microbes s’arrêtent ici. Désinfectez vos mains ! ». Le message sentait bon les années 1950 à 70. Les microbes ! Il y avait longtemps que les hommes les avaient remplacés par des dangers moins réels mais plus visibles : la pollution, le stress ou même le réchauffement climatique. Ces salles d’observation réservées aux vieillards au bout du rouleau, ne présentaient aucun intérêt et ne lui rapportaient que très peu de points à ce jeu qu’il s’était inventé. Il faut bien meubler la durée de l’éternité.
C’était comme ces pays pauvres où la malnutrition et les dictatures lui facilitaient par trop le travail. Ca ne rapportait rien, non plus. Beaucoup trop de travail pour que le jeu en vaille la peine. De plus les dictateurs se chargeaient de tout. Il aimait bien les dictateurs et leur mépris du peuple, leur luxe démesuré et obscène au milieu de la misère noire. Efficaces, les dictateurs. Avec eux, on pouvait être tranquille : il y avait toujours des opposants et donc, toujours des purges. Les terroristes et les bombes humaines aussi étaient une belle invention. Une brillante idée qu’il avait eue là, même s’il avait fallu lui donner un petit coup de pouce au départ. Maintenant, ça se multipliait aux quatre coins, chaque capitale avait les siens et le travail avançait seul. D’ailleurs, dans un hôpital comme celui-ci, mais un peu plus au sud, une femme s’était fait exploser il y a quelques mois. Elle connaissait bien les lieux car la même équipe lui avait sauvé la vie un an auparavant. Quand elle est revenue, elle a été accueillie amicalement et, à ce moment précis, a actionné sa bombe laissant des morts et une grosse interrogation.
Il n’aimait pas ce travail. On ne choisit pas toujours, c’est vrai, mais à cause de ce fichu contrat, pas question de liquider tout le trimestre en quelques jours et s’absorber à d’autres tâches ensuite. Il aimait l’exceptionnel et le grandiose, ainsi que les mises en scène subtiles, mais n’y avait droit que parcimonieusement. Aussi, quand il se décidait à venir ici pour tenir ses quotas, du bout du bistouri, si j’ose dire, il essayait d’y mettre un peu d’imprévu et d’humour pour ne pas mourir d’ennui. Déclencher les sonneries des moniteurs à un bout du couloir et rompre les petits fils ténus de la vie à l’autre bout et de nouveau n’importe où. Juste pour voir les infirmières et tous les soignants courir d’un bout à l’autre des couloirs. On parlait ensuite de loi des séries ou d’épidémies. Et puis, quoi encore ? Mais, même cela ne l’amusait plus. Alors, il prenait son temps, insensible aux patients, à leurs douleurs et aux familles. Au désespoir qui imprégnait les murs et l’air des bâtiments. Au mal être des soignants impuissants à guérir ou abréger les cas les plus difficiles.
Dans ses salles de trading, il se faisait attendre, se faisait attendre, se faisait attendre.
1 Comments:
Je ne te savais pas ce talent d'écriture. Je viens de lire deux de tes nouvelles et cela m'a beaucoup plu. Je reviendrai en lire d'autres de temps en temps...
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