Petites Nouvelles de Sideulà

Petites nouvelles, petits contes ou historiettes qui me viennent au fil du temps et que je retiens et rédige parfois. Sans aucune prétention, bien sûr ; mais il est bien difficile de résister à la feuille blanche quand tout semble déjà en place dans la tête...

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Location: Région parisienne

Sunday, February 04, 2007

Un homme averti en vaut deux

Plus encore qu’à beaucoup de gens, le sens de l’orientation manquait totalement à Frédéric. Son métier l’obligeait à se déplacer souvent, ce qui et l’amenait à pester régulièrement sur le temps passé à retrouver son chemin. Aussi, dès que des outils apparurent sur le marché, il acheta un GPS et profita de son statut d’artisan pour l’inclure dans ses frais généraux, afin de réduire son imposition.

Le soir même, il se lança à la découverte de l’engin, explora le mode d’emploi et ajusta les différents paramètres : éclairage, niveau sonore et choix de la voix qui devait le guider. L’appareil en présentait quatre par langue : deux voix masculines et deux féminines, chacune repérée par un prénom représentatif du pays. Après essais, il écarta les voix de Pierre, Michel et Marie pour porter son choix sur Hélène dont le timbre et la diction lui plurent davantage.

Il étrenna son nouveau GPS le lendemain, à l’occasion d’un rendez-vous relativement loin. Il avait aussi préparé un plan comme d’habitude mais cette fois là, n’eut pas à s’en servir. Il s’émerveilla de la facilité à arriver à l’adresse juste en suivant les conseils d’Hélène, conseils qu’elle annonçait quelques centaines de mètres à l’avance pour lui donner le temps d’anticiper les manœuvres. A la fin de la journée, il avait gagné du temps en évitant des recherches maintenant inutiles et maîtrisait parfaitement l’interaction avec ce nouveau compagnon.

Au fur et à mesure de ses déplacements, il appréciait le service rendu et la voix d’Hélène. Elle lui était devenue familière et sa présence meublait le silence qu’il s’était toujours imposé au volant, pour mieux se concentrer sur la route à trouver.

Parfois, lorsqu’un camion le gênait et qu’il ratait une sortie ou bien qu’une route était bouchée par des travaux imprévus et qu’il devait continuer sa route au lieu de tourner, elle annonçait soudainement : «Faites demi-tour immédiatement !». Il se sentait alors troublé et comme un enfant surpris les doigts dans le pot de confiture.
Puis Hélène reprenait ensuite sa voix habituelle, chaleureuse et calme pour le guider, dès le rond-point suivant atteint.

Avec le temps, il découvrait des nuances dans ses intonations, presque des attentions personnelles et en lui, un sentiment de proximité grandissait pour cette bienveillante présence virtuelle.
Elle finit par lui devenir indispensable et pas seulement pour le guider au quotidien. Ses mots lui manquaient quand il ne les entendait pas, si bien que petit à petit et sans vraiment en prendre conscience, il laissa le GPS branché même sur les trajets les plus courants. Il en était arrivé à rouler plus que nécessaire, se trouvant des excuses pour des promenades en voiture le dimanche, des détours, des fractionnements de déplacements et toutes ces petites astuces qui servent à masquer la vérité.

Mais la vérité le rattrapa le jour où brutalement, le GPS se tut totalement, refusant même de s’allumer ou d’annoncer par un petit point lumineux vert qu’il vivait encore.
Au serrement de cœur qui lui coupa le souffle sur l’instant, il admit que GPS était devenu pour lui synonyme de «Grande Passion Sonore».

Il retourna dans la boutique de son premier achat pour le réparer ou reprendre le même modèle. Il n’était plus sous garantie et ne se fabriquait plus, la mode et la concurrence obligeant les constructeurs à renouveler fréquemment leurs productions. Il essaya le nouveau modèle mais ce n’était plus les mêmes prénoms : Françoise avait remplacé Marie et Fabienne, Hélène ; mais surtout, il ne reconnut aucune des voix.
Il sortit du magasin, déprimé et les épaules basses, sans même entendre les arguments du vendeur qui vantait les fonctionnalités nouvelles rajoutées sur ce qu’il osa même appeler : «le vieux modèle».

En rentrant, il s’arrêta à la boulangerie, il fallait bien se nourrir… La vendeuse qui le connaissait lui demanda en le servant s’il prendrait bientôt des vacances, car : «Vous paraissez fatigué et le travail c’est pas tout dans la vie ! Tiens, regardez mon cousin Bertrand, celui qui avait le garage… ». Il n’écoutait déjà plus, renfermé sur un secret que personne n’aurait pu comprendre ; mais de tout le fatras de mots, seul «Vacances» lui resta en mémoire.

Après tout, pourquoi pas ? Il avait prévu de s’arrêter quelques jours mais sans avoir fixé de destination précise.
Il se décida pour l’Irlande, pour le petit village où était située l’usine de GPS. Il n’avait pas de plan précis, mais ce serait un peu comme partir à l’aventure, certainement dépaysant dans un pays dont il ne parlait pas la langue ; et peut-être même pourraient-il le réparer?

Lorsqu’il se présenta, tout juste descendu du taxi à l’accueil de l’usine, il se sentit tout d’un coup ridicule et les enchaînements qu’il avait pu imaginer lui parurent dérisoires.
Il bafouilla quelques mots anglais, restes très limités d’une scolarité de collège et l’hôtesse qui ne parlait pas Français, lui fit comprendre qu’il devait patienter quelques minutes. Elle prit son téléphone et se mit à parler vite pendant qu’il se sentait perdu. Un mot retint son attention qu’elle répéta à deux reprises : «Helen». Son coeur s’arrêta de battre jusqu’à ce qu’une jeune femme souriante arriva et lui demanda, en français cette fois, comment elle pouvait l’aider. Ses espoirs s’évanouirent : dès le premier mot prononcé, il avait compris que ce n’était pas la voix qu’il espérait.

Il expliqua qu’il avait profité de vacances dans la région pour venir faire réparer son GPS, car il s’y était habitué. Elle était ravie de parler français et prit probablement plus de temps pour l’aider que ne le justifiait la valeur du produit ou de la réparation.

Non, il n’était pas possible de le réparer, mais il avait beaucoup de chance : il leur restait deux exemplaires de ce modèle et elle pouvait assurer encore un échange standard, à un prix forfaitaire. Elle expliqua même, que deux jours plus tard, ce n’aurait plus été possible, car ces vieux modèles étaient destinés à la poubelle, afin de pouvoir les sortir fiscalement des stocks…

Il s’empressa d’accepter et s’enhardit à dire : «Quand j’ai entendu l’hôtesse à la réception appeler Helen, je croyais que c’était celle de la voix du GPS». Elle rit franchement, ignorante de son trouble, et lui expliqua : «Au début, comme la société démarrait et cherchait à faire des économies et à motiver son personnel, elle a utilisé les voix des salariés étrangers pour les différentes langues. En fait, c’est Christiane, l’autre française de la compagnie, qui a été choisie pour son timbre, mais elle est partie à la retraite, il y a trois mois. Mon prénom a seulement été utilisé comme…lot de consolation».

A la retraite ? Soit, le double de son âge à lui, ou presque !
Il faillit s’étrangler : «A la retraite, mais sa voix… ?». Elle répondit, amusée, que Christiane avait fait de la comédie dans sa jeunesse, qu’elle avait gardé une voix très jeune et «Que tous les hommes se faisaient avoir quand elle était au téléphone». Elle ajouta même : «D’ailleurs maintenant, on n’utilise plus que des voix de synthèse, tout se fait sur ordinateur dans des studios à Dublin».
Il était au supplice et indécis sur ce qu’il convenait de faire.Heureusement, un technicien arriva, apportant un GPS qui fonctionnait et qu’il testa devant lui avant de le guider vers un bureau pour régler l’échange.

Confus, il remercia Hélène pour son aide et la pria d’appeler un taxi pour le reconduire. Elle le raccompagna sur le perron, tout en lui faisant part du plaisir qu’elle avait eu à rencontrer un compatriote et à reparler sa langue maternelle.

A l’hôtel, il s’inscrivit pour une randonnée avec pêche au saumon, se fit des amis de vacances, de ceux qui vous paraissent si proches et que vous oubliez, une fois le train-train quotidien repris.

A la fin de la semaine, au moment de quitter l’hôtel, il «oublia» avec un petit pincement au cœur, le GPS neuf dans la corbeille à papier de sa chambre. Une fois rentré, il rachèterait un nouveau modèle, de ceux avec une voix synthétique. Un homme averti en vaut deux.


Villabona, 4 février 2007

1 Comments:

Blogger Parisianne said...

Une très bonne idée bien exploitée ! Bravo
Tit'Anne

4:16 AM  

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