Petites Nouvelles de Sideulà

Petites nouvelles, petits contes ou historiettes qui me viennent au fil du temps et que je retiens et rédige parfois. Sans aucune prétention, bien sûr ; mais il est bien difficile de résister à la feuille blanche quand tout semble déjà en place dans la tête...

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Location: Région parisienne

Sunday, October 22, 2006

Les Cailloux

Après la mort de sa mère, le jeune Li resté seul traversa toute la région du nord au sud, en direction du seul parent qu’il se connaissait.
Plusieurs jours plus tard, lorsqu’il arriva devant la grande et belle demeure de son oncle, l’adolescent faisait peine à voir. Sale et amaigri, il n’avait pas besoin d’annoncer qu’il était pauvre et affamé, tout son être le proclamait.
Le gardien commença par le traiter avec mépris comme tous les va-nu pieds qui passaient par ces temps de misère, mais le nom de l’oncle et l’annonce d’une certaine parenté fit merveille et calma le gardien : il valait mieux ne pas prendre de risques et le vieil avare saurait bien le démasquer s’il était un vagabond imposteur.

L’oncle reconnut le neveu avec réticence : tant de pauvreté le ramenait au temps de son enfance dans la ferme familiale et ce retour en pensée vers son enfance lui était pénible, installé qu’il était au milieu du faste de son pavillon, bien loin de la cour de terre battue encombrée de détritus et de déjections…

L’adolescent eu droit à un nettoyage en règle et à des vêtements simples, mais propres, empruntés à un serviteur. Il put manger à l’office avec les domestiques et on lui désigna un coin recouvert de paille pour y passer la nuit. Après tout, ce n’était qu’un parent éloigné et l’oncle n’avait pas encore décidé s’il allait s’attacher une bouche de plus à nourrir, alors que les affaires n’étaient plus ce qu’elles étaient.

Après une nuit réparatrice qui lui parût la plus douce passée depuis bien longtemps, Li se leva en même temps que le soleil, car les habitudes de la ferme étaient inscrites en lui profondément.

Un grand silence régnait et si un serviteur passait en vaquant à quelque tâche, c’était toujours avec un luxe de précautions pour ne pas faire de bruit : le maître avait le sommeil difficile et léger.
Sa richesse, acquise avec patience et ténacité était fragile et faisait des envieux.
Lorsqu’il était arrivé aussi démuni que le jeune Li, la ville, et même le palais de l’empereur et sa cour, grouillaient d’aventuriers et de gens avides qui voulaient améliorer leur situation. Des milliers de parcelles de pouvoir, brillantes comme des écailles de papillon étaient à prendre, s’échangeaient, se gagnaient ou se perdaient tous les jours. Quand vous n’aviez rien, personne ne vous remarquait et il vous était facile d’évoluer sans attirer l’attention. Mais, dès la première écaille acquise, c‘était comme si vous la portiez au front et que tous la voyaient : vous deveniez un concurrent dangereux pour les courtisans ; à moins qu’ils n’en aient amassé un nombre suffisant pour ne pas vous craindre mais vous manipuler…

Malgré tous ces obstacles, l’oncle avait gravi petit à petit les degrés, flattant les uns, se soumettant aux autres et trompant les troisièmes. Il était devenu un gros marchand et fournissait la cour depuis trois ans maintenant. Mais son attention était toujours à l’affût, son cœur battait fort à chaque menace réelle ou imaginaire et l’angoisse de tout perdre l’assaillait chaque nuit, lui volant son sommeil et l’épuisant. Les remèdes et même les herbes sacrées n’y faisaient rien et c’est vers l’aube seulement, complètement hébété, qu’il parvenait à trouver un peu de repos.

Voilà pourquoi toute la maisonnée respectait ce moment : les colères du maître et sa mauvaise humeur étaient vite connues, même des nouveaux domestiques qui apprenaient à travailler à cette heure en maniant leurs outils avec légèreté et douceur.

On était en automne et Li remarqua que la cour intérieure située sous les fenêtres de son oncle, était recouverte de feuilles mortes. Comme il se sentait redevable de son repas de la veille et de la paille de la nuit, il prit un râteau et entreprit d’enlever les feuilles de la cour recouverte de gravier et de fins galets.
Il le fit délicatement pour ne pas éveiller le dormeur, regroupant les feuilles à l’extérieur de la cour et retirant tout ce que le vent avait apporté. Son râteau de bambou semblait voler entre les petites pierres et les feuilles mortes, comme la caresse d’une plume, sans le moindre cliquetis.


Lorsque trois heures plus tard, l’oncle ouvrit ses volets et se mit à la fenêtre, il s’immobilisa de saisissement, pétrifié devant le spectacle qui s’offrait à lui.
Son cœur ralentit, sa gorge se rétrécit et une émotion qu’il n’avait plus ressenti depuis longtemps commença à le submerger. Petit à petit, malgré la poigne qui lui étreignait la poitrine une sérénité nouvelle s’insinuait et s’installait en lui...

La cour montrait un paysage de cailloux et de galets dont les vagues lentes ou heurtées créaient un monde harmonieux, pareil aux sillons d’un champ fraîchement labouré, aux nuages de l’été, au souffle du vent et au calme frais et reposant d’un temple de montagne.

Ayant retrouvé sa respiration au bout d’un moment et même une forme de sourire béat, l’oncle interrogea le premier serviteur qui se présenta pour apprendre qui était l’auteur de ce prodige. Il appela Li et l’examina avec une attention nouvelle.
Il lui demanda de rester encore quelques jours et lui demanda de recommencer le lendemain matin à ratisser la cour comme il l’avait si bien fait.

L’oncle passa une journée merveilleuse, fut charmant avec ses invités et ses fournisseurs et chaque fois qu’une contrariété se présentait, car la vie d’un homme d’affaires en comporte fréquemment, l’image des vagues de petits cailloux l’inondait comme un baume bienfaisant destiné à rafraîchir son esprit troublé.

La fin de journée arriva, les affaires avaient été fructueuses et, heureux, il mangea de bon appétit, découvrant le goût de mets qu’il accueillait habituellement avec indifférence.

Le lendemain, ayant particulièrement bien dormi, il se leva plus tôt. Il se sentait bien et, particulièrement reposé, se dirigea avec curiosité et impatience vers son balcon.
Le spectacle était semblable à la veille et pourtant différent, avec une surface unie faite de milliers de cailloux de sensiblement même dimensions et pourtant riche de mille détails et figures.
De nouvelles émotions s’éveillèrent en lui et il sentit même l’humidité affleurer à ses yeux.
Cela continua ainsi et chaque jour un panorama nouveau égayait son âme et lui apportait un sommeil meilleur, la paix du cœur et des affaires plus florissantes.
En un mot, il commençait enfin à être heureux, sans pour autant baisser sa garde ou se désintéresser de ses ventes ou de ses clients.
Li était mieux traité et avait acquis un statut spécial parmi les serviteurs : tous lui étaient reconnaissants d’avoir rendu l’oncle plus humain. Ils le lui montraient en lui offrant à chaque occasion possible ces trésors que tous les domestiques du monde parviennent à dénicher : une part de gâteau, une aile de poulet ou un fruit fraîchement cueilli.

Quelque temps plus tard, recevant en grande pompe un ministre auquel il devait une faveur, l’oncle pensa l’honorer en l’amenant sur le balcon qui surplombait la cour pour lui faire admirer la création de son jardinier des cailloux.
Le ministre était un être froid et calculateur, mais il fut grandement impressionné par la beauté de la composition et une fois l’émotion et la surprise passées, imagina tout les avantages qu’il pourrait en tirer à la cour ; peut-être même auprès de l’empereur qui était sensible et influençable.
Il flatta et manœuvra si bien l’oncle tout au long du repas, se montrant tour à tour bienveillant et inquiétant, reconnaissant et dans l’attente d’un tribut que celui-ci était prêt à tout pour conserver les faveurs du dignitaire au moment où les dernières douceurs furent amenées.
C’est alors que le ministre suggéra qu’il se contenterait de peu de choses, ce jardinier des cailloux, par exemple… Et il termina sa phrase par l’éventuelle promesse de nouveaux contrats généreux dans un futur probable.
L’oncle comprit qu’il n’avait pas le choix et se reprocha le mouvement naturel qui l’avait incité à présenter ce qui faisait sa fierté et sa joie.
Décidément, en affaires, il ne fallait jamais baisser la garde car l’épée de l’adversaire était toujours là, tapie et visant le moindre point faible, invisible mais prête à frapper.
Il essaya de ne pas céder Li complètement, arguant que son neveu dont il était responsable, l’avait rejoint pour parfaire son éducation et qu’il n’avait exercé ce don que pour plaire à son oncle.
Le ministre, qui n’était pas dupe, se montra plus incisif mais, pour ne pas s’aliéner l’oncle, car il vaut mieux laisser une sortie honorable aux vaincus et les enrôler que de s’en faire des ennemis, il proposa généreusement de laisser Li revenir s’occuper de la cour de son oncle, une fois par semaine.
Celui-ci remercia chaleureusement le dignitaire de sa bonté, oubliant qu’il ne faisait que récupérer les miettes de son propre pain, imprudemment présenté à un opportuniste.

Le ministre sourit en lui-même, il avait été habile une fois de plus et celui qu’il venait de dépouiller lui rendait grâce… Il pressentait que le neveu de ce marchand vaniteux serait une belle trouvaille et de plus, il ne serait pas gêné par l’absence hebdomadaire de Li, s’absentant lui-même fréquemment.
Il aurait pu être davantage magnanime, mais la faiblesse est une habitude qui se prend vite et qui ne pardonne pas au palais.



Quand il quitta l’oncle, le ministre emmena Li avec lui et une fois arrivé au palais, dans le quartier des dignitaires où il avait sa vaste maison officielle, il lui assigna le pavillon des domestiques et demanda qu’il se mit au travail dès le matin suivant.

La cour du ministre était très grande et Li travailla dur toute la journée pour un résultat qui sembla à peine étonner le ministre, quand il parut à son balcon à l’heure du souper, une fois expédiées les affaires de l’empire.
Li regrettait déjà la maison de son oncle et surtout l’émotion qui saisissait le marchand quand il découvrait son travail. En effet, dès le second jour, Li l’avait observé en cachette quotidiennement.
Au moment où il entendait le bruit des premiers volets qu’on ouvrait dans la maison, il se précipitait derrière le gros arbre pour voir sans être vu.
A son comportement, il avait compris que le marchand changeait : il se levait plus tôt et se montrait moins courroucé à l’égard des domestiques ; parfois, il lui arrivait même de sourire quand il pensait ne pas être observé.

Il attendit donc impatiemment le septième jour pour retourner chez son oncle. Quand il arriva dans la demeure, il fut reçu par le marchand en personne qui se réjouit de son retour et veilla attentivement à ce qu’il put encore manger malgré l’heure tardive. Son oncle semblait l’avoir regretté et ses traits accusaient une mélancolie nouvelle.
En prévision de ses retours, son coin de paille avait été gardé et rafraîchi. Il s’y coucha heureux, conscient d’éprouver ce bien-être pour la première fois de la semaine.

Le lendemain, il s’appliqua, souhaitant que son travail procure au marchand une sérénité capable de durer plusieurs jours. Et tard ce matin là, lorsqu’il entendit les volets s’ouvrir, il vit de sa cachette l’oncle rester de très longues minutes immobile sur son balcon puis, Li n’avait pas très bien vu, mais il lui semblait qu’au moment de se retirer il avait eu un geste qui pouvait être celui d’essuyer une larme.
Le soir venu, il dut repartir pour rejoindre la maison du ministre et son oncle lui donna un petit sac avec deux gâteaux de sésame, lui rappelant qu’il comptait sur lui de nouveau dans 6 jours.
La vie continua ainsi et chaque semaine l’oncle se montrait satisfait de le voir et de son œuvre et au moment du départ il avait pris l’habitude de lui remettre un petit sac de papier contenant soit une douceur, soit un fruit ou une pièce de monnaie.

De son côté, le ministre avait compris que Li s’épuisait sur la grande terrasse et qu’il ne pourrait rien en tirer auprès de l’empereur dont les jardins étaient bien plus étendus que les siens. Il lui adjoignit donc cinq enfants, choisis parmi ceux de ses domestiques, pour qu’il les forme à sa manière d’arranger les cailloux.

Li était plus âgé qu’eux et sa responsabilité consistait à la fois à enseigner et à répartir le travail en vue de réussir à ratisser la cour du ministre en moins d’une demi-journée, ainsi que des cours plus grandes dans un futur proche. De leur côté, ses élèves lui devaient une obéissance totale. Ce ne fut d’ailleurs pas difficile à obtenir, car les enfants étaient ravis d’éviter un travail aux champs et du coup, ils se montrèrent assidus ; bien que sur les cinq, deux seulement possédaient de réelles dispositions.

Les semaines passèrent, Li cultivait et développait son savoir et se rendait chez son oncle qui le recevait de plus en plus chaleureusement. Ce neveu lui avait apporté la sérénité qui lui manquait, mais son absence la majeure partie de la semaine donnait corps au vide de sa vie. A un âge avancé, il comprenait maintenant qu’il avait tout sacrifié, y compris la chaleur d’une famille, à un seul but : la réussite sociale et financière.
Il pouvait s’enorgueillir de nombreuses relations, d’associés choisis, de partenaires brillants en affaires, mais aucun d’entre eux n’était un véritable ami et tous n’attendaient qu’un instant de faiblesse pour le trahir.
De plus en plus, il traita Li comme son propre fils, lui enseignant ce qu’il pouvait lui transmettre dans les rares heures qui restaient disponibles dans l’après-midi.


Dans son bureau, le ministre furieux commençait à désespérer, car au palais, la rumeur était maintenant avérée : l’empereur était follement amoureux de sa dernière concubine.
Il ne quittait plus du tout ses appartements privés et on ne le voyait plus en public. Il présidait même le conseil des ministres hebdomadaires en moins de temps qu’il n’en faut pour préparer une tasse de thé, déléguant avec une confiance aveugle la gestion du pays aux dignitaires qu’il avait nommé…
Avec le temps, le ministre trouvait de plus en plus improbable l’utilité de ces jeunes jardiniers des cailloux : il y avait bien plus de richesses à glaner dans l’abandon du pouvoir suprême actuel que dans la beauté d’une cour bien ratissée.

Il profita donc du remboursement d’une dette qu’il avait contracté vis à vis de l’oncle, pour lui redonner Li comme si c’était un grand déchirement et qu’il consentait à se défaire d’une valeur inestimable.
Il renvoya les enfants aux champs et ceux-ci pleurèrent en quittant Li, ne se doutant pas que sur les cinq, deux le retrouveraient quelques années plus tard.
Le ministre était ravi de se débarrasser de sa dette à si bon compte, car pour lui, l’ordre de ses soucis impliquait d’abord ses propres finances et ensuite celles de l’empire. L’émotion occasionnée par des cailloux et des galets ne l’avait d’ailleurs pas amusé lui-même très longtemps…

Conscient d’être dupé, mais heureux de le récupérer, l’oncle accueillit avec joie le retour de Li. Il eut ainsi l’occasion de méditer sur l’absence qui accorde leur véritable valeur aux biens qu’on cède trop facilement.

Li était maintenant respecté comme le successeur de l’oncle qu’il assistait dans ses affaires, mais aussi comme celui qui chaque jour, par ses figures de cailloux, lui donnait la force d’entreprendre et de réussir.
Aussi, lorsque par une nuit froide et étoilée de février, celui-ci mourut paisiblement, Li se retrouva à la tête du domaine et des biens qu’il contenait.

Il confia la gestion au métayer en qui il avait toute confiance et se retira au fond du champs, là où la rivière avait laissé sur ses berges de grandes plages de délicats galets tout ronds et blancs.
Il se construisit une hutte de bois et y vécut dans le silence, perfectionnant son art au rythme des saisons.

La ferme subvenait à ses besoins frugaux et les paysans et domestiques du domaine bénissaient chaque lever du jour : ils travaillaient dans la paix, sous la tutelle d’un maître bienveillant et modeste.

La nouvelle d’un sage qui parlait en silence aux galets se répandit lentement alentour et attira quelques jeunes en recherche de maître. Après qu’un grand nombre de ceux qui s’arrêtèrent au domaine furent repartis, rebutés par les conditions de vie austères, les plus sincères restèrent auprès de lui.

Parmi les premiers à l’avoir rejoint et être restés, il se trouvait deux de ses anciens élèves du temps du ministre. Sur la parcelle de cailloux et de galets qui était attribuée à chacun des disciples, chacun progressait à son rythme, avec l’aide et les conseils muets de celui qui était devenu Maître Li.

Laissé entre les mains de dignitaires peu scrupuleux et voraces, la trop longue faiblesse de l’empire finit par attiser les revendications de la population affamée et des révoltes éclataient maintenant aux quatre coins du pays. A ce stade, les invasions des barbares du Nord, avides de pillages faciles, étaient prévisibles ; mais la violence avec lesquelles elles déferlèrent sur les campagnes et les villes appauvries, découragea toute résistance.

C’est vers les premiers jours d’automne, qu’un matin un peu plus tôt qu’à l’ordinaire, alors que les premières feuilles mortes apportées par le vent recouvraient sa parcelle, Maître Li la ratissa une dernière fois et s’étendit ensuite pour ne plus se relever.

Lorsque la ville voisine fut prise et saccagée, ses disciples rompirent le silence et décidèrent de se disperser et fuir afin de sauvegarder et répandre la sagesse de celui qui préférait parler aux cailloux, pour qu’ils traduisent sa pensée aux hommes.

Avant de s’éparpiller dans le monde en traversant des régions encore calmes de l’empire, ils décidèrent entre eux d’un signe de reconnaissance : un modeste collier fait d’un petit galet percé, traversé et attaché par un fil de bambou.

S’il vous arrive de croiser leur mince silhouette, un modique baluchon sur l’épaule au bout d’un râteau de bambou et s’ils portent un galet percé au cou, ne leur fermez pas votre jardin. Vous découvrirez le langage des cailloux et des galets, tel que le parlait Maître Li.

Cavaillon, 27 juillet 2005

Premier vol

Gérard ne se sentait pas en grande forme. C’était normal après tout, il s’était levé à quatre heures du matin pour prendre le tout premier vol, car il était attendu pour huit heures trente à Toulouse. Le fait de s’être couché tard, n’arrangeait pas les choses, bien évidemment. Dans l’aéroport quasi désert à cette heure là, il avait essayé sans succès de dormir, mais le bruit de la porte automatique à cinq mètres de là qui n’arrêtait pas de s’ouvrir et de se fermer, ainsi que la lumière crue des néons avaient fini par le décourager.

Il s’était dépêché en se préparant et comme toujours dans ces cas là, il avait oublié quelque chose. Cette fois–ci, c’était un bouquin pour s’occuper avant et pendant le vol. Il n’avait plus qu’à attendre qu’arrive l’embarquement…
Peu de monde était arrivé lorsqu’ils furent autorisés à accéder au couloir d’embarquement et il pensa que le vol ne serait sans doute pas complet.
Lorsqu’il monta à bord, parmi les premiers, l’avion était quasiment vide et, autant pour être rapidement dehors à l’arrivée que par flemme d’aller plus loin, il s’installa dans la deuxième rangée de gauche, contre le hublot, son imperméable sur le siège libre à sa gauche.
Iil aimait bien être sur le côté de l’avion, contre le fuselage dont la courbe offrait un appui propice pour dormir ou s’assoupir. De plus, on bénéficiait de la vue : lumières de la ville le soir ou fleuves et forêts dans la journée.

A sa gauche, dans l’encadrement de la porte ouverte, apparaissaient un à un les passagers qui arrivaient petit à petit, seuls, en couple ou par petits groupes. Femmes chargées de multiple sacs et accompagnées d’enfants en bas age arrachés au sommeil, amoureux en vacances qui partaient tôt pour avoir encore plus de temps, retraités heureux ou grognons, quelques jolies jeunes femmes qui passaient le regard lointain et même quelques cravatés comme lui, qui se déplaçaient manifestement pour leur travail.
Bientôt, le troisième siège, celui qui donnait sur le couloir, fut occupé par un jeune homme non rasé qui le salua en s’asseyant. Les gens continuaient d’arriver, préférant aller vers le fond où de nombreuses places étaient encore libres. Les passagers arrivaient toujours, au compte gouttes mais régulièrement. Manifestement, un goulot s’était formé au contrôle des billets ou à celui de bagages et le départ n’aurait pas lieu à l’heure prévue.

Il se souleva et regarda vers l’arrière de l’appareil. Il révisa sa première impression : si ça continuait d’arriver comme ça, l’avion serait très certainement complet.
C’est ce qui arriva et il fût surpris et peut-être même un peu vexé de constater que la place à son côté, celle sur laquelle il avait posé son imperméable restait vide. A croire que personne ne voulait s’asseoir près de lui ! L’heure du décollage était maintenant dépassée de 12 minutes et les derniers retardataires arrivaient hors d’haleine, pressant le pas.
L’hôtesse et le steward s’affairaient, qui téléphonant les dernières informations avec le contrôle passagers, qui s’excusant dans les haut-parleurs du petit retard que l’on tenterait de récupérer en vol. Leur fébrilité et quelques bruits au niveau du train d’atterrissage indiquaient qu’on allait incessamment pouvoir bouger.

Un dernier passager arriva et s’orienta directement sur la place à l’imperméable avec un léger sourire. Lui-même n’avait qu’un blouson sur lui qu’il garda et pas de bagages.
Gérard qui regardait distraitement par le hublot à se moment, s’était figé dès qu’il avait aperçu l’individu. Son regards était devenu fixe et il avait pâli. Il avait retiré l’imperméable, par pur réflexe, l’esprit complètement absent.
Chacun de nous possède dit-on un ou plusieurs sosies dans le monde, mais se pouvait-il qu’il existe des sosies dans le temps ?
L’homme qui s’était assis à son côté était la réplique exacte d’un ami disparu depuis près de vingt ans. La ressemblance était trop frappante, pour qu’il ne soit qu’un simple sosie ; ce ne pouvait être qu’un fils ou un membre proche de sa famille. N’y tenant plus, il fût sur le point de le questionner mais à ce moment la voix du steward éclata dans les haut-parleur : « La compagnie One Air est heureuse de vous accueillir à bord de ce vol à destination de …. ». Le steward parlait vite, cherchant à réduire maintenant au maximum la durée des consignes habituelles qui doivent être annoncées avant le décollage. Il continua sans reprendre son souffle « Notre commandant de bord aujourd’hui est …. ».

Gérard, oubliant les paroles des procédures, était perdu dans le passé, vingt ans avant. Ils s’étaient connu et très rapidement une amitié forte les avait soudés, en faisant deux frères, heureux ensemble comme s’ils avaient usé leurs fond de culottes assis sur les mêmes bancs, depuis l’école maternelle.

Leurs épouses avaient été surprises de la soudaineté et de la force de cette amitié qui les amenaient à s’inviter régulièrement l’un chez l’autre, discutant, riant et refaisant le monde à eux deux en oubliant souvent les autres convives autour de la tables. Elles en avaient conçu un étonnement un peu jaloux, mais s’étaient vite habituées, et si elles s’entendaient bien entre elles, leur relation n’avait pas l’intensité de celle de Gérard et Frédo.

Ils avaient fait connaissance dans les vestiaires du gymnase local. Lors de la rentrée de septembre, ils s’étaient inscrits pour pratiquer le hockey en amateurs. Sportifs modérés tous les deux, ils avaient choisi cette discipline, virile, brutale et intense pour « mouiller la chemise » et se dépenser après leurs heures de bureau. A chaque leçon, ils arrivaient tous en courant, tendus après les embouteillages ou les transports en commun, essoufflés de s’être dépêché depuis le parking ou la station de bus. Ils se changeait en vitesse et se précipitaient sur le terrain, au rythme du sifflet de l’entraîneur. Ce n’était qu’après le cours que vidés et apaisés par l’eau chaude la douche, ils prenaient le temps de se détendre et de parler un peu avant de replonger dans le trafic pour rejoindre leur foyer. Certains commentaient avec le prof des tactiques vues lors de matches avec des équipes championnes, à la télévision. D’autres abordaient le programme de l’année et les rencontres prévues avec d’autres clubs dès le trimestre suivant. Pendant ce moment de détente le prof avait institué un rituel : pour signifier que l’heure était venue de quitter le gymnase et de se séparer, il demandait à un gars du club qui était là depuis l’an dernier déjà d’allumer la radio-lecteur de cassette du club pour passer ce qui devait être l’hymne du club, un morceau rythmé et combatif, plein de guitares hurlantes et de percussions qui n ‘arrivaient pas à couvrir la voix d’un chanteur qui demandait à se battre et à gagner. D’ailleurs les mots « fight » et « win » revenaient souvent dans le texte et il n’était pas très dur de retenir les paroles.

Ce devait être le deuxième ou le troisième cours après la rentrée et au moment de mettre le morceau en marche, le gars, distrait ou encore épuisé, avait déclenché la radio et touché au bouton des fréquences avant de démarrer la fameuse cassette. La voix limpide d’une soprano s’éleva, chantant un air d’opéra. Pendant que la plupart roulaient des yeux étonnés ou tournaient vers le poste un visage surpris, Frédo et Gérard avaient simultanément avancé rapidement la main en un geste signifiant : « attends, ne touche à rien, laisse continuer ». Passé le premier mouvement, ils avaient retenu leur geste, la grande musique n’étant manifestement pas le genre préféré du club. Les autres n’avaient rien remarqué mais ils avaient chacun vu l’expression et le geste de l’autre. Un clin d’œil avait suffi pour qu’ils se comprennent et dès qu’ils s‘étaient retrouvé dehors avaient abordé le sujet, un peu gênés et surpris de cette coïncidence au départ, mais très vite leur passion de l’opéra l’avait emporté et ils avaient comparé les mérites des cantatrices et parlé des dernières représentations à laquelle ils avaient assisté, se promettant de se rencontrer avec leurs épouses, dès le week-end suivant.
Ce fût le départ de leur grande amitié et ils étaient vite devenus inséparables, avec une connivence et une complicité qui en firent des adversaires redoutables au hockey. Dans le bistrot ou le groupe allait parfois prendre un bière après les matches, les veilles de vacances, ils rivalisaient, racontant des histoires drôles, et leurs rires éclataient joyeux, flottant au-dessus de ceux du groupe, communiqués à l’ensemble des clients qui tournaient une tête souriante ou hilare vers le groupe.
Quelques mois plus tard, un camion avait brûlé un stop et Frédo était là, au mauvais endroit et au mauvais moment. Le choc avait été terrible et la mort instantanée.

« ….Les masques à oxygène tomberont automatiquement à votre portée », les monteurs montèrent en puissance et l’avion commença sa route vers la piste d’envol.
Dès l ‘envol effectué, le bruit diminua et Gérard questionna, un peu embarrassé, son voisin qui regardait distraitement l’hôtesse se dessangler de son siège, face aux passagers du premier rang.
« Excusez-moi, vous ressemblez beaucoup à un ami, peut-être êtes-vous un proche, il s’appelait… ». Avant qu’il ait fini, l’homme le regarda avec un sourire doux et répondit lentement, avec infiniment de précaution, presque de la timidité, comme s’il ne voulait pas brusquer les choses : « effectivement, je le connaissais bien et je sais que vous vous entendiez très bien tous les deux, car vois-tu Gérard, je suis Frédo… ».
Gérard ouvrit de grands yeux et bredouilla : « mais ce n’est pas possible, tu es…, tu es… ».
Son voisin répondit : « Oui, et c’est parce que nous nous entendions bien qu’on m’a demandé de t’accompagner, tout cela va être nouveau pour toi. Alors, tu sais, on essaie de faire… de faire du mieux possible …. ».

Après un bref instant pendant lequel Gérard, yeux exorbités essayait de comprendre ce qui lui arrivait, Frédo continua : « Tu te souviens de ton cauchemar cette nuit ? c’est là que ça t’est arrivé, mais tu ne t’en es pas rendu compte jusqu’à maintenant, car tout se déroulait comme d’habitude.
Dès notre arrivée à l’aéroport, nous prendrons une autre sortie…ou une autre entrée, si tu préfères ».

Villabona, 2005

L’homme qui attend

Fézamsucq pouvait être classée dans les petites villes semi-touristiques. Elle n’avait bien sûr, aucune notoriété comme la Côte d’Azur ou même le Touquet, mais tous ceux qui y étaient passés l’avaient trouvé charmante et le répétaient ravis autour d’eux. Ainsi, en général, le nombre d’habitants y doublait l’été par l’arrivée de familles ou de couples dont une partie y prenait souvent ses habitudes, d’une année sur l’autre.

Ce mois d’août, Pierre et sa femme y venaient pour la troisième fois, car la simplicité accueillante et l’atmosphère bon enfant du lieu les avait séduits.
Le samedi, jour du marché, était ainsi presque une fête familiale, les conversations s’engageant le plus naturellement du monde au milieu des étals colorés et des allers et venues des gens du crû et des visiteurs, comparant les produits offerts.

Ce jour là, les légumes avaient leur aspect appétissant du milieu de l’été et les choix étaient faciles. Le couple faisait tranquillement ses emplettes qui touchaient à leur fin et que Pierre portait seul, pour l’instant, au fond d’un grand couffin.

C’est alors que comme les fois précédentes, pour terminer plus vite les dernières courses, le couple se divisa pour deux missions distinctes. Ou plus exactement, sa femme qui avait le caractère impulsif et emporté des gens du sud, lui demanda d’aller acheter des condiments chez le marchand à l’entrée du marché, tandis qu’elle irait, elle, chercher…
Elle donna ces informations tout en se mettant en marche dans la direction qu’elle évoquait, ce qui ne facilita pas la compréhension de la fin du message pour Pierre et le contraria, car il avait horreur de ne recevoir qu’une partie de la déclaration de manière intelligible. Mais, comme elle était coutumière du fait, il ne se formalisa pas davantage et se dirigea vers le marchand d’épices et de condiments.

Il eut tôt fait de s’acquitter de son achat, mais ne sachant où aller pour retrouver sa belle, il décida que le plus sage était de l’attendre sans bouger. En ne le voyant pas arriver, elle finirait par le rejoindre après avoir fait la course qu’elle avait annoncée.

Il resta donc sur place un certain temps, le panier au bout du bras droit, à regarder la foule qui se déplaçait en parlant ou en riant, il souriait parfois à écouter des bribes ou des réflexions de ceux qui passaient à sa portée ; bref, il tuait le temps comme il le pouvait, ne comprenant pas ce qui pouvait retarder son épouse.
D’ailleurs le temps commençait à lui sembler long et le panier à se faire lourd ; c’est pourquoi il choisit de s’appuyer contre le mur, une jambe repliée y prenant appui et le regard tourné dans la seule direction d’où elle pouvait arriver.
Le lieu était situé à quelques mètres, entre l’étal du marchand d’épices et celui de la fromagère et il lui semblait que si la chose se prolongeait encore, il était ainsi bien placé pour la voir venir, tout en supportant mieux une longue position d’attente.

Il faisait corps avec le mur et cela lui convenait bien, soulageant ses membres noués et son dos raidi. Immobile, Pierre recommença à regarder les gens et leur comportement, leurs mimiques et leurs expressions selon la région dont ils étaient issus. Mais le temps passait, passait et il était là, encore à attendre.

Chez la fromagère à sa gauche, à un moment, une belle femme aux formes généreuses attendit son tour et il voulut tourner la tête pour mieux la détailler. Il réalisa alors que son cou bougeait difficilement. Il fit donc comme ceux qui ont un torticolis et se contenta de tourner seulement les yeux dans sa direction. Mais bientôt l’activité autour de lui ne l’amusa plus vraiment et il se contenta de fixer le mur d’en face, dans la direction espérée.

Il ne sentait plus son bras, malgré ou à cause du poids des légumes qu’il contenait et il ne s’en inquiéta pas, sachant qu’il aurait sans doute des fourmillements quand sa femme reviendrait et qu’ils se remettraient en marche. Mais elle n’était toujours pas là et tout lui était de plus en plus indifférent.
Il évitait même de penser, pour moins subir l’écoulement du temps et seule une faible lueur au fond de prunelles immobiles attestait qu’il était encore éveillé.

Autour de lui les gens vaquaient et il se sentait de plus en plus étranger à leur agitation, absent de leurs préoccupations, invisible à leur vue comme si son attention après s’être rétrécie de plus en plus, était devenue un point minuscule et que son corps avait suivi le mouvement.

Les grains impalpables et innombrables du temps, qu’il ne cherchait même plus à compter, le recouvraient lentement tandis que le marché touchait à sa fin ; que le mouvement se raréfiait pour enfin s’arrêter, ramenant avec lui le silence d’un marché vide de petite ville de province.

Le soir venu, des pigeons de la place, posés sur le rebord du couffin, avaient picoré les feuilles de salade qui dépassaient sur le dessus et un chien avait même levé la patte contre la jambe de Pierre sans avoir suscité de réaction.

L’année suivante le petit train qui promène dans Fézamsucq les touristes, à heures régulières, avait ajouté une attraction supplémentaire à son tour de ville et le commentaire pré-enregistré disait ceci, avec son accent chaleureux du sud : « Sur la droite vous pouvez admirer «L’homme qui attend », l’œuvre mystérieuse qui fait pendant à la « Femme qui attend » que nous avons vue précédemment à l’entrée du marché. On pense qu’il s’agit du même artiste anonyme. Comme l’autre statue, elle fut découverte sur la place un matin de l’an dernier. On pense que le sculpteur, qui passait sans doute ici ses vacances, a voulu les offrir à la ville sans se faire connaître. Vous pouvez, là aussi, admirer le réalisme du rendu dans la posture et la finition des détails ».
Les gens s’étonnaient, étaient émus, prenaient des photos et parfois intrigués cherchaient à suivre le regard de pierre…

Gaillac, 9 août 2005