Après la mort de sa mère, le jeune Li resté seul traversa toute la région du nord au sud, en direction du seul parent qu’il se connaissait.
Plusieurs jours plus tard, lorsqu’il arriva devant la grande et belle demeure de son oncle, l’adolescent faisait peine à voir. Sale et amaigri, il n’avait pas besoin d’annoncer qu’il était pauvre et affamé, tout son être le proclamait.
Le gardien commença par le traiter avec mépris comme tous les va-nu pieds qui passaient par ces temps de misère, mais le nom de l’oncle et l’annonce d’une certaine parenté fit merveille et calma le gardien : il valait mieux ne pas prendre de risques et le vieil avare saurait bien le démasquer s’il était un vagabond imposteur.
L’oncle reconnut le neveu avec réticence : tant de pauvreté le ramenait au temps de son enfance dans la ferme familiale et ce retour en pensée vers son enfance lui était pénible, installé qu’il était au milieu du faste de son pavillon, bien loin de la cour de terre battue encombrée de détritus et de déjections…
L’adolescent eu droit à un nettoyage en règle et à des vêtements simples, mais propres, empruntés à un serviteur. Il put manger à l’office avec les domestiques et on lui désigna un coin recouvert de paille pour y passer la nuit. Après tout, ce n’était qu’un parent éloigné et l’oncle n’avait pas encore décidé s’il allait s’attacher une bouche de plus à nourrir, alors que les affaires n’étaient plus ce qu’elles étaient.
Après une nuit réparatrice qui lui parût la plus douce passée depuis bien longtemps, Li se leva en même temps que le soleil, car les habitudes de la ferme étaient inscrites en lui profondément.
Un grand silence régnait et si un serviteur passait en vaquant à quelque tâche, c’était toujours avec un luxe de précautions pour ne pas faire de bruit : le maître avait le sommeil difficile et léger.
Sa richesse, acquise avec patience et ténacité était fragile et faisait des envieux.
Lorsqu’il était arrivé aussi démuni que le jeune Li, la ville, et même le palais de l’empereur et sa cour, grouillaient d’aventuriers et de gens avides qui voulaient améliorer leur situation. Des milliers de parcelles de pouvoir, brillantes comme des écailles de papillon étaient à prendre, s’échangeaient, se gagnaient ou se perdaient tous les jours. Quand vous n’aviez rien, personne ne vous remarquait et il vous était facile d’évoluer sans attirer l’attention. Mais, dès la première écaille acquise, c‘était comme si vous la portiez au front et que tous la voyaient : vous deveniez un concurrent dangereux pour les courtisans ; à moins qu’ils n’en aient amassé un nombre suffisant pour ne pas vous craindre mais vous manipuler…
Malgré tous ces obstacles, l’oncle avait gravi petit à petit les degrés, flattant les uns, se soumettant aux autres et trompant les troisièmes. Il était devenu un gros marchand et fournissait la cour depuis trois ans maintenant. Mais son attention était toujours à l’affût, son cœur battait fort à chaque menace réelle ou imaginaire et l’angoisse de tout perdre l’assaillait chaque nuit, lui volant son sommeil et l’épuisant. Les remèdes et même les herbes sacrées n’y faisaient rien et c’est vers l’aube seulement, complètement hébété, qu’il parvenait à trouver un peu de repos.
Voilà pourquoi toute la maisonnée respectait ce moment : les colères du maître et sa mauvaise humeur étaient vite connues, même des nouveaux domestiques qui apprenaient à travailler à cette heure en maniant leurs outils avec légèreté et douceur.
On était en automne et Li remarqua que la cour intérieure située sous les fenêtres de son oncle, était recouverte de feuilles mortes. Comme il se sentait redevable de son repas de la veille et de la paille de la nuit, il prit un râteau et entreprit d’enlever les feuilles de la cour recouverte de gravier et de fins galets.
Il le fit délicatement pour ne pas éveiller le dormeur, regroupant les feuilles à l’extérieur de la cour et retirant tout ce que le vent avait apporté. Son râteau de bambou semblait voler entre les petites pierres et les feuilles mortes, comme la caresse d’une plume, sans le moindre cliquetis.
Lorsque trois heures plus tard, l’oncle ouvrit ses volets et se mit à la fenêtre, il s’immobilisa de saisissement, pétrifié devant le spectacle qui s’offrait à lui.
Son cœur ralentit, sa gorge se rétrécit et une émotion qu’il n’avait plus ressenti depuis longtemps commença à le submerger. Petit à petit, malgré la poigne qui lui étreignait la poitrine une sérénité nouvelle s’insinuait et s’installait en lui...
La cour montrait un paysage de cailloux et de galets dont les vagues lentes ou heurtées créaient un monde harmonieux, pareil aux sillons d’un champ fraîchement labouré, aux nuages de l’été, au souffle du vent et au calme frais et reposant d’un temple de montagne.
Ayant retrouvé sa respiration au bout d’un moment et même une forme de sourire béat, l’oncle interrogea le premier serviteur qui se présenta pour apprendre qui était l’auteur de ce prodige. Il appela Li et l’examina avec une attention nouvelle.
Il lui demanda de rester encore quelques jours et lui demanda de recommencer le lendemain matin à ratisser la cour comme il l’avait si bien fait.
L’oncle passa une journée merveilleuse, fut charmant avec ses invités et ses fournisseurs et chaque fois qu’une contrariété se présentait, car la vie d’un homme d’affaires en comporte fréquemment, l’image des vagues de petits cailloux l’inondait comme un baume bienfaisant destiné à rafraîchir son esprit troublé.
La fin de journée arriva, les affaires avaient été fructueuses et, heureux, il mangea de bon appétit, découvrant le goût de mets qu’il accueillait habituellement avec indifférence.
Le lendemain, ayant particulièrement bien dormi, il se leva plus tôt. Il se sentait bien et, particulièrement reposé, se dirigea avec curiosité et impatience vers son balcon.
Le spectacle était semblable à la veille et pourtant différent, avec une surface unie faite de milliers de cailloux de sensiblement même dimensions et pourtant riche de mille détails et figures.
De nouvelles émotions s’éveillèrent en lui et il sentit même l’humidité affleurer à ses yeux.
Cela continua ainsi et chaque jour un panorama nouveau égayait son âme et lui apportait un sommeil meilleur, la paix du cœur et des affaires plus florissantes.
En un mot, il commençait enfin à être heureux, sans pour autant baisser sa garde ou se désintéresser de ses ventes ou de ses clients.
Li était mieux traité et avait acquis un statut spécial parmi les serviteurs : tous lui étaient reconnaissants d’avoir rendu l’oncle plus humain. Ils le lui montraient en lui offrant à chaque occasion possible ces trésors que tous les domestiques du monde parviennent à dénicher : une part de gâteau, une aile de poulet ou un fruit fraîchement cueilli.
Quelque temps plus tard, recevant en grande pompe un ministre auquel il devait une faveur, l’oncle pensa l’honorer en l’amenant sur le balcon qui surplombait la cour pour lui faire admirer la création de son jardinier des cailloux.
Le ministre était un être froid et calculateur, mais il fut grandement impressionné par la beauté de la composition et une fois l’émotion et la surprise passées, imagina tout les avantages qu’il pourrait en tirer à la cour ; peut-être même auprès de l’empereur qui était sensible et influençable.
Il flatta et manœuvra si bien l’oncle tout au long du repas, se montrant tour à tour bienveillant et inquiétant, reconnaissant et dans l’attente d’un tribut que celui-ci était prêt à tout pour conserver les faveurs du dignitaire au moment où les dernières douceurs furent amenées.
C’est alors que le ministre suggéra qu’il se contenterait de peu de choses, ce jardinier des cailloux, par exemple… Et il termina sa phrase par l’éventuelle promesse de nouveaux contrats généreux dans un futur probable.
L’oncle comprit qu’il n’avait pas le choix et se reprocha le mouvement naturel qui l’avait incité à présenter ce qui faisait sa fierté et sa joie.
Décidément, en affaires, il ne fallait jamais baisser la garde car l’épée de l’adversaire était toujours là, tapie et visant le moindre point faible, invisible mais prête à frapper.
Il essaya de ne pas céder Li complètement, arguant que son neveu dont il était responsable, l’avait rejoint pour parfaire son éducation et qu’il n’avait exercé ce don que pour plaire à son oncle.
Le ministre, qui n’était pas dupe, se montra plus incisif mais, pour ne pas s’aliéner l’oncle, car il vaut mieux laisser une sortie honorable aux vaincus et les enrôler que de s’en faire des ennemis, il proposa généreusement de laisser Li revenir s’occuper de la cour de son oncle, une fois par semaine.
Celui-ci remercia chaleureusement le dignitaire de sa bonté, oubliant qu’il ne faisait que récupérer les miettes de son propre pain, imprudemment présenté à un opportuniste.
Le ministre sourit en lui-même, il avait été habile une fois de plus et celui qu’il venait de dépouiller lui rendait grâce… Il pressentait que le neveu de ce marchand vaniteux serait une belle trouvaille et de plus, il ne serait pas gêné par l’absence hebdomadaire de Li, s’absentant lui-même fréquemment.
Il aurait pu être davantage magnanime, mais la faiblesse est une habitude qui se prend vite et qui ne pardonne pas au palais.
Quand il quitta l’oncle, le ministre emmena Li avec lui et une fois arrivé au palais, dans le quartier des dignitaires où il avait sa vaste maison officielle, il lui assigna le pavillon des domestiques et demanda qu’il se mit au travail dès le matin suivant.
La cour du ministre était très grande et Li travailla dur toute la journée pour un résultat qui sembla à peine étonner le ministre, quand il parut à son balcon à l’heure du souper, une fois expédiées les affaires de l’empire.
Li regrettait déjà la maison de son oncle et surtout l’émotion qui saisissait le marchand quand il découvrait son travail. En effet, dès le second jour, Li l’avait observé en cachette quotidiennement.
Au moment où il entendait le bruit des premiers volets qu’on ouvrait dans la maison, il se précipitait derrière le gros arbre pour voir sans être vu.
A son comportement, il avait compris que le marchand changeait : il se levait plus tôt et se montrait moins courroucé à l’égard des domestiques ; parfois, il lui arrivait même de sourire quand il pensait ne pas être observé.
Il attendit donc impatiemment le septième jour pour retourner chez son oncle. Quand il arriva dans la demeure, il fut reçu par le marchand en personne qui se réjouit de son retour et veilla attentivement à ce qu’il put encore manger malgré l’heure tardive. Son oncle semblait l’avoir regretté et ses traits accusaient une mélancolie nouvelle.
En prévision de ses retours, son coin de paille avait été gardé et rafraîchi. Il s’y coucha heureux, conscient d’éprouver ce bien-être pour la première fois de la semaine.
Le lendemain, il s’appliqua, souhaitant que son travail procure au marchand une sérénité capable de durer plusieurs jours. Et tard ce matin là, lorsqu’il entendit les volets s’ouvrir, il vit de sa cachette l’oncle rester de très longues minutes immobile sur son balcon puis, Li n’avait pas très bien vu, mais il lui semblait qu’au moment de se retirer il avait eu un geste qui pouvait être celui d’essuyer une larme.
Le soir venu, il dut repartir pour rejoindre la maison du ministre et son oncle lui donna un petit sac avec deux gâteaux de sésame, lui rappelant qu’il comptait sur lui de nouveau dans 6 jours.
La vie continua ainsi et chaque semaine l’oncle se montrait satisfait de le voir et de son œuvre et au moment du départ il avait pris l’habitude de lui remettre un petit sac de papier contenant soit une douceur, soit un fruit ou une pièce de monnaie.
De son côté, le ministre avait compris que Li s’épuisait sur la grande terrasse et qu’il ne pourrait rien en tirer auprès de l’empereur dont les jardins étaient bien plus étendus que les siens. Il lui adjoignit donc cinq enfants, choisis parmi ceux de ses domestiques, pour qu’il les forme à sa manière d’arranger les cailloux.
Li était plus âgé qu’eux et sa responsabilité consistait à la fois à enseigner et à répartir le travail en vue de réussir à ratisser la cour du ministre en moins d’une demi-journée, ainsi que des cours plus grandes dans un futur proche. De leur côté, ses élèves lui devaient une obéissance totale. Ce ne fut d’ailleurs pas difficile à obtenir, car les enfants étaient ravis d’éviter un travail aux champs et du coup, ils se montrèrent assidus ; bien que sur les cinq, deux seulement possédaient de réelles dispositions.
Les semaines passèrent, Li cultivait et développait son savoir et se rendait chez son oncle qui le recevait de plus en plus chaleureusement. Ce neveu lui avait apporté la sérénité qui lui manquait, mais son absence la majeure partie de la semaine donnait corps au vide de sa vie. A un âge avancé, il comprenait maintenant qu’il avait tout sacrifié, y compris la chaleur d’une famille, à un seul but : la réussite sociale et financière.
Il pouvait s’enorgueillir de nombreuses relations, d’associés choisis, de partenaires brillants en affaires, mais aucun d’entre eux n’était un véritable ami et tous n’attendaient qu’un instant de faiblesse pour le trahir.
De plus en plus, il traita Li comme son propre fils, lui enseignant ce qu’il pouvait lui transmettre dans les rares heures qui restaient disponibles dans l’après-midi.
Dans son bureau, le ministre furieux commençait à désespérer, car au palais, la rumeur était maintenant avérée : l’empereur était follement amoureux de sa dernière concubine.
Il ne quittait plus du tout ses appartements privés et on ne le voyait plus en public. Il présidait même le conseil des ministres hebdomadaires en moins de temps qu’il n’en faut pour préparer une tasse de thé, déléguant avec une confiance aveugle la gestion du pays aux dignitaires qu’il avait nommé…
Avec le temps, le ministre trouvait de plus en plus improbable l’utilité de ces jeunes jardiniers des cailloux : il y avait bien plus de richesses à glaner dans l’abandon du pouvoir suprême actuel que dans la beauté d’une cour bien ratissée.
Il profita donc du remboursement d’une dette qu’il avait contracté vis à vis de l’oncle, pour lui redonner Li comme si c’était un grand déchirement et qu’il consentait à se défaire d’une valeur inestimable.
Il renvoya les enfants aux champs et ceux-ci pleurèrent en quittant Li, ne se doutant pas que sur les cinq, deux le retrouveraient quelques années plus tard.
Le ministre était ravi de se débarrasser de sa dette à si bon compte, car pour lui, l’ordre de ses soucis impliquait d’abord ses propres finances et ensuite celles de l’empire. L’émotion occasionnée par des cailloux et des galets ne l’avait d’ailleurs pas amusé lui-même très longtemps…
Conscient d’être dupé, mais heureux de le récupérer, l’oncle accueillit avec joie le retour de Li. Il eut ainsi l’occasion de méditer sur l’absence qui accorde leur véritable valeur aux biens qu’on cède trop facilement.
Li était maintenant respecté comme le successeur de l’oncle qu’il assistait dans ses affaires, mais aussi comme celui qui chaque jour, par ses figures de cailloux, lui donnait la force d’entreprendre et de réussir.
Aussi, lorsque par une nuit froide et étoilée de février, celui-ci mourut paisiblement, Li se retrouva à la tête du domaine et des biens qu’il contenait.
Il confia la gestion au métayer en qui il avait toute confiance et se retira au fond du champs, là où la rivière avait laissé sur ses berges de grandes plages de délicats galets tout ronds et blancs.
Il se construisit une hutte de bois et y vécut dans le silence, perfectionnant son art au rythme des saisons.
La ferme subvenait à ses besoins frugaux et les paysans et domestiques du domaine bénissaient chaque lever du jour : ils travaillaient dans la paix, sous la tutelle d’un maître bienveillant et modeste.
La nouvelle d’un sage qui parlait en silence aux galets se répandit lentement alentour et attira quelques jeunes en recherche de maître. Après qu’un grand nombre de ceux qui s’arrêtèrent au domaine furent repartis, rebutés par les conditions de vie austères, les plus sincères restèrent auprès de lui.
Parmi les premiers à l’avoir rejoint et être restés, il se trouvait deux de ses anciens élèves du temps du ministre. Sur la parcelle de cailloux et de galets qui était attribuée à chacun des disciples, chacun progressait à son rythme, avec l’aide et les conseils muets de celui qui était devenu Maître Li.
Laissé entre les mains de dignitaires peu scrupuleux et voraces, la trop longue faiblesse de l’empire finit par attiser les revendications de la population affamée et des révoltes éclataient maintenant aux quatre coins du pays. A ce stade, les invasions des barbares du Nord, avides de pillages faciles, étaient prévisibles ; mais la violence avec lesquelles elles déferlèrent sur les campagnes et les villes appauvries, découragea toute résistance.
C’est vers les premiers jours d’automne, qu’un matin un peu plus tôt qu’à l’ordinaire, alors que les premières feuilles mortes apportées par le vent recouvraient sa parcelle, Maître Li la ratissa une dernière fois et s’étendit ensuite pour ne plus se relever.
Lorsque la ville voisine fut prise et saccagée, ses disciples rompirent le silence et décidèrent de se disperser et fuir afin de sauvegarder et répandre la sagesse de celui qui préférait parler aux cailloux, pour qu’ils traduisent sa pensée aux hommes.
Avant de s’éparpiller dans le monde en traversant des régions encore calmes de l’empire, ils décidèrent entre eux d’un signe de reconnaissance : un modeste collier fait d’un petit galet percé, traversé et attaché par un fil de bambou.
S’il vous arrive de croiser leur mince silhouette, un modique baluchon sur l’épaule au bout d’un râteau de bambou et s’ils portent un galet percé au cou, ne leur fermez pas votre jardin. Vous découvrirez le langage des cailloux et des galets, tel que le parlait Maître Li.
Cavaillon, 27 juillet 2005